J’ai essayé d’établir le droit d’oser tout.
Paul Gauguin
Il suffirait de presque rien, peut-être 25 années de moins, pour qu’ils se disent « je t’aime ».
Adapté de Serge Reggiani
À Jonathan W. K.
45° 30′ 6.08″ N 73° 34′ 2.122″ W : Montréal.
37° 18′ N, 26° 44′ E : Lipsi.
Sur la carte qui s’affiche à l’écran, tel un aiguilleur du ciel, mon esprit a tracé entre ces deux points une ligne. La ligne survole un océan, un continent puis une autre mer. Elle est longue de 7843 km. À bien y regarder, ce n’est pas tout à fait une ligne, c’est plutôt une corde que je m’obstine à tendre entre nous deux. Une corde que je tiens fermement, l’agitant vigoureusement chaque jour pour que tu en ressentes les vibrations. Mais ces dernières si vives à l’origine s’atténuent jusqu’à mourir à leur arrivée car la corde est molle dans ta main et les mots qu’elles transportent ne sont plus que murmures inaudibles quand ils te parviennent. Tu ne les entends pas, pas plus d’ailleurs que lorsque seulement un vol d’oiseau nous sépare à Montréal. Que je sois si loin ou tout près, rien ne change et rien ne changera jamais. Ma raison le sait. Elle le sait tellement qu’elle en devient folle. Mon cœur, lui, espère. Il espère encore, animé par la foi ardente qui inspirait jadis les moines soldats. Qui est le plus fou?
Je suis sortie sur le pont avant du catamaran. Rapidement, l’île de Kos rapetisse pour n’être plus qu’une masse informe puis un minuscule point auquel le sillage blanc de l’écume laissée par les moteurs bruyants du bateau ne nous reliera bientôt plus. Les embruns salent mon visage et laissent des cristaux sur ma peau. Je dois lutter et m’agripper solidement à la rambarde pour rester debout.
Au loin, par delà l’horizon bleuté de la mer Égée, c’est la découpe escarpée d’îles sauvages et inhospitalières qui s’imprime dans ma rétine. Naturellement alors, comme invité par l’aridité du paysage, tu viens hanter mon esprit. D’abord, ton visage, impassible et grave où pas un muscle ne bouge, tel une forteresse imprenable, à l’épreuve de toute émotion, insensible aux baisers que mes lèvres, en quête d’un passage vers ton cœur, déposent sur ta bouche, sur ton nez, sur tes joues comme de petits cailloux blancs. Puis ton regard sérieux et sombre où seulement un léger clignement des paupières permet de te distinguer d’une statue de marbre.
Je ferme les yeux, pensant trouver une échappatoire, priant pour que ton visage et tes yeux disparaissent, mais en vain. C’est ton corps sculpté et ferme, fringant et superbe, qui vient m’obséder maintenant. Ma tête se charge d’images érotiques : tous ces souvenirs encore trop frais dans ma mémoire…. le désir qui naît au creux de mes reins quand tu t’approches de moi, le tremblement de mes cuisses qui sertissent tes hanches comme un joyau précieux quand on fait l’amour, la jouissance qui nous laisse sans voix, sans force, à la dérive à côté l’un de l’autre.
Îlots après îlots, le paysage défile devant mes yeux, monotone et terne tellement il se répète dans la succession des blocs de granit beige, parsemés de menus buissons et de broussailles indisciplinées. C’est seulement le contraste important de ces amas rocailleux avec les tonalités changeantes de la mer qui retient mon attention. Je prends quelques clichés, souvenirs de cette première traversée dans les îles du Dodécanèse. Sur les photos, singulièrement, l’iris de mes yeux s’est ajusté avec les bleus de l’onde, qui passent du turquoise au marine, pour se confondre avec eux. Mes oreilles s’imprègnent des sons ambiants : elles perçoivent le claquement des vagues sur la coque du bateau, le vrombissement des moteurs et les voix diffuses des passagers agglutinés sur le pont arrière. Pourtant, c’est le silence qui s’impose, ce silence que tu as toujours installé entre nous, long, profond comme un abîme qui engloutit tout, comme un linceul dont se parent mes mots pour un dernier voyage. Je ne m’y ferai jamais… J’ai besoin de vie, de mouvement, d’action. Pas de cette attente interminable. Pas de cette inertie semblable au trépas. J’ai besoin de réponses à mes questions, j’ai besoin d’entendre ta voix. Des vers de Baudelaire surgissent de ma mémoire… Homme, toujours, tu chériras la mer. La mer est ton miroir. Tu contemples ton âme dans le déroulement infini de sa lame et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer…
Le bateau s’est éloigné des côtes et la mer est noire maintenant. Mon esprit se laisse couler. Que vais-je trouver?
Des larmes creusent des rigoles sur mes joues salées. Je suis incapable de les contenir. Au même instant, la cicatrice sur mon sein gauche se réveille; la brûlure est intense. Je respire profondément tout en posant une main sur ma poitrine pour calmer la douleur. Peine perdue : la brûlure est si vive qu’elle me plie en deux et que j’en suffoque. Que se passe-t-il? Compter, occuper mon esprit; j’inspire. Compter, captiver mes pensées : un, deux, trois, quatre, cinq. J’expire. Recommencer : un, deux, trois, quatre, cinq. Encore une fois. Mes yeux glissent sur les flancs de l’île. Un, deux, trois, quatre, … et tout à coup, là, tapie dans la paroi abrupte de Kalymnos, la gueule d’un lion apparaît. Son regard perçant me fixe, implacable et dur. À sa gauche, les méandres de la végétation ont dessiné un cœur.
D’autres îlots arides, tous brûlés par le soleil, défilent ensuite devant mes yeux. Rien ne peut survivre ici. Rien. Le miracle de la vie et de l’amour ne peut être que l’affaire des Dieux.
Le bateau poursuit sa route vers Léros. La distance maintenant déforme le lion aperçu dans le flanc de la montagne. Cependant, cette vision a marqué mon esprit à tel point que je scrute désormais chaque parcelle de terre pour y déceler d’autres signes.
C’est en quittant Léros que je décrypte le message du lion. À la pointe de l’île que le catamaran croise à bâbord, c’est un visage qui surgit des amas de pierre, un visage prisonnier du roc à jamais. Je comprends alors que mon salut est là, dans la matière éternelle de chacune de ces îles : faire du grès solide et tenace ton tombeau, un labyrinthe dont aucune princesse ne t’aidera à sortir. Tu y seras prisonnier tant que mon cœur saignera, tant qu’il sera épris de toi, tant que ma mémoire sera capable de restituer parfaitement ton image. Il ne peut en être autrement : tu dois mourir pour que je survive.
Mon regard se perd dans les remous laissés par le navire. La blancheur de l’écume me rappelle Montréal, ses rues enneigées. Je ferme les yeux…
Il est tard, c’est encore l’hiver pour quelques semaines. Dehors, un mélange de grésil et de pluie rend les rues glissantes et la marche hasardeuse. Métro Snowdon, le quai est presque désert. Tu entends la rame qui approche. Tu as hâte de rentrer chez toi après cette nuit intense passée aux urgences du Jewish.
La station s’emplit tout à coup de la présence imposante des wagons sur les rails. Bruit sec des portes qui s’ouvrent, comme un coup de pistolet. Et tout à coup, nous, face à face comme dans un duel à Ok Corral. Nos regards qui se croisent, surpris de se trouver là. Nos regards qui hésitent, troublés, et puis qui s’élancent, s’attachent irrésistiblement jusqu’à se fondre l’un dans l’autre. Le temps n’existe plus. Le monde non plus. Il n’y a que nos yeux enlacés comme dans un tango langoureux, captifs du mystère qui les réunit, présents à chacun, avides et impatients de se découvrir, cherchant un apaisement à leurs douleurs et brisant enfin leurs solitudes.
Dans l’espace qui nous sépare encore, une toile invisible se tend entre nos regards, où des images s’enchaînent rapidement et nous emmènent loin de la grisaille de cette nuit de mars : collines verdoyantes, jardins luxuriants, savane africaine se mêlent sans aucun respect des conventions et composent un tableau coloré, incongru et fauve.
Mouvement mutuel de nos corps l’un vers l’autre : tu entres dans le wagon. Moi, j’ai un pied vers la sortie. Je fais un pas. Nos corps se frôlent. Deux pas. Je sens ton regard brûler ma nuque. Trois. Ralenti. Quatre. Je suis sur le quai. Cinq. Arrêt sur image. Et puis, juste avant que les portes ne se referment, je me retourne. Ton regard est toujours là… ma bouée. Alors, je m’élance pour m’y accrocher comme un naufragé dont c’est la dernière chance avant le trépas. J’y mets tellement de vie dans cet élan que je me trouve propulsée dans le wagon sans pouvoir m’arrêter. Tes bras s’ouvrent, ils m’évitent la chute. J’ai 20 ans, toi 23. Alice et Jonathan ont toute la vie devant eux pour s’aimer.
La corne du navire entrant au port me ramène brutalement à la réalité. Grésillement du disque sur la platine. Il déraille, se met à sauter. En fait, ça ne s’est pas du tout passé comme ça.
J’ouvre les yeux : Lipsi est là, devant moi, blanche et bleue, immaculée, lumineuse, idyllique. Dans quelques minutes, le bateau accostera. Pendant qu’il manoeuvre lentement vers le quai et que j’attends dans l’escalier qui mène au pont supérieur, je découvre sur une vieille carte les noms des îles de l’archipel : Kos, Leros, Pâtmos, Kalymnos, Karpathos, Symi, Rhodes, Tilos, Nissyros, Kastelorizo, Astypalée, Kassos, Chalki, Lipsi. Je les prononce lentement, enthousiaste et inspirée comme le ferait la pythie de Delphes avec les litanies d’un rite antique. Quatorze îles comme autant de sarcophages éternels où je scelle pour toujours une partie de ton corps. Lipsi, l’île de Calypso, la dernière de mon voyage, sera le tombeau de ton cœur.
Quelle force de caractère!
Merci pour ce voyage d’aventureuse!
Merci Alexandre pour ton commentaire 🙂