La mauvaise réputation

19 avril 2024
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Il y a bien longtemps, au temps où les animaux et les humains se parlaient encore en se comprenant, dans un pays où le chocolat ne fondait pas sous les rayons du soleil et où les sorcières cohabitaient avec les fées sans qu’aucune d’entre elles ne soient plus aimées que les autres, jadis donc, il y avait une vieille bonne femme qui vivait seule à l’orée d’un bois, en toute quiétude. Elle était comme toutes les vieilles dames de son âge : un petit chignon blanc, un beau visage ridé, une voix fluette et douce. Les hideuses sorcières au nez crochu et chapeau pointu n’avaient été inventées que pour faire peur aux enfants malicieux. En fait, les sorcières n’avaient rien de particulier, hormis leurs pouvoirs magiques qu’elles n’utilisaient qu’en cas d’extrême urgence. Cette sympathique mémé avait été, du temps de sa jeunesse, une artiste réputée que les rois du monde entier s’arrachaient pour ses talents : tous voulaient qu’elle leur peigne le portrait, un paysage de leur royaume ou encore une nature morte. Bref, elle était une véritable célébrité. Cependant, lasse de toutes ces mondanités, elle avait pris sa retraite et elle s’était construit dans une jolie clairière une demeure coquette où elle vivait paisiblement, profitant des joies du jardinage et se réjouissant de la beauté des couchers de soleil. Ses pouvoirs de magicienne lui avaient permis toutes sortes de fantaisies et elle ne s’était pas privée de les exploiter : ainsi, les murs de sa maison étaient en pain d’épice, recouverts d’une ganache de chocolat appétissante; les montants des fenêtres en pâte sablée délicatement aromatisée à la fleur d’oranger; les tuiles du toit en meringue croquante; la cheminée en pâte d’amande; les boutons des portes et des fenêtres des dragées de sucre colorées.

Elle aurait terminé sa vie à l’écart du monde et de ses tyrannies ainsi, mais, même dans les contes, le mal sournois guette et attaque les plus gentils sans merci. Il se présenta à sa porte un après-midi qu’elle était allée visiter sa sœur alitée à cause de ses rhumatismes. En effet, les sorcières ne sont pas à l’abri de l’arthrite et les conteurs sont de fieffés menteurs quand ils vous affirment que les sorcières sont toutes puissantes et qu’elles ne vieillissent pas ! Deux jeunes enfants, tout mignons, tout proprets, l’air gentil et suave, se promenant dans la forêt, découvrirent la maison de Martha, c’était le nom de la sorcière. Ce furent des Oh! puis des Ah! de surprise, de convoitise puis de gourmandise qui fusèrent dans les airs quand les deux bambins s’aperçurent que la maison était à croquer ! Et ils la croquèrent ! Un morceau de porte par ci, un bout de fenêtre par là, tant et si bien que la maison avait piètre mine une fois que les gourmands l’eurent dégustée à satiété. Elle ressemblait à un morceau de gruyère attaquée par une armée de souris ! C’est donc le ventre plein que les enfants retournèrent au village, le visage barbouillé de chocolat et de sucre, bien contents de leur trouvaille et se promettant d’y revenir à chaque petit creux.

Martha revenait sans se presser, profitant de la douceur de cette soirée estivale. Elle chantonnait un air entraînant qui s’étrangla dans sa gorge quand elle constata les ravages commis par les deux morfales. «Saperlipopette ! Ventre St-Gris ! Par la magie de Belzébuth ! Qui a osé dévorer ma maison ? » s’écria-t-elle, offensée par un tel sans-gêne. «Si je trouve le sacripant, que dis-je, le criminel qui s’en est pris à ma maison, je ne donne pas cher de sa peau ! Il finira dans un grand chaudron à bouillir jusqu’à la fin des temps !» En moins de minutes qu’il ne faut pour le dire, prononçant quelques formules magiques et fulminant de rage, elle remit sa maison en état et eut bien de la misère à trouver le sommeil, cauchemardant à souhait que des pies, des ours, des… des je ne sais quoi… attaquaient sa maison à grands coups de fourchette. Pour se calmer, elle se versa un bon verre de lait chaud qu’elle accompagna de sa friandise préférée et réussit enfin à sombrer dans les bras de Morphée.

Le lendemain, elle se leva de bonne humeur, ayant presque oublié l’outrage qu’elle avait subi la veille. Elle ne s’en souvint qu’au moment où elle barrait la porte : elle devait animer un congrès de sorcières dans la forêt voisine, mais elle ne pouvait se désister. C’est le cœur lourd et plein d’angoisse qu’elle s’éloigna de sa maison chérie, espérant de toutes ses forces que personne ne viendrait de nouveau la manger. C’était croire que le destin épargne les justes, mais il ne les épargne jamais ! Ainsi va la vie, même pour les sorcières !

Les enfants de leur côté avaient fait sensation auprès de leurs amis en revenant au village. Leurs minois couverts de chocolat avaient suscité la convoitise de leurs camarades qui les avaient questionnés. Hansel, excité par la surdose de sucre, avait débité : « On a trouvé quelque chose d’extraordinaire ! Une maison en chocolat derrière l’étang aux grenouilles. Une maison toute en sucre, en guimauves, en caramel. Des tonnes de bonbons ! Croyez-nous, c’est fantastique. Les pâtisseries meilleures que celles de vos mères ! Un vrai délice pour le palais… Vous devez venir avec nous demain, on va se régaler. Je vous jure, mes amis, vous n’en croirez pas vos papilles : imaginez…

Et il avait raconté : « Ma sœur et moi, nous étions allés dans la forêt pour ramasser des champignons. ça ne nous tentait pas, mais bon vu que notre mère voulait faire une omelette aux cèpes, fallait bien en trouver ! On venait de trouver des chanterelles à l’orée du bois quand Gretel m’a tiré par la manche.
– Regarde, Hansel. Regarde la maison. Elle a l’air en chocolat…
– Vous connaissez ma sœur, toujours prête à inventer des histoires ! Je me suis dit : Bon, ça y est, la petite divague ! Je me suis retourné pour la réprimander et là, je suis resté bouche-bée : il y avait bien à quelques pas une maison en chocolat, couverte de friandises… Je me suis pincé pour être sûr que je ne rêvais pas. J’ai fermé les yeux, et quand je les ai rouverts, la maison était encore là, encore plus appétissante qu’auparavant. Alors, on a lâché nos paniers de champignons et on s’est empiffré de toutes ces douceurs.»

Un gamin avait interrompu Hansel dans sa frénésie oratoire : « N’importe quoi ! Une maison en chocolat, tu nous prends pour des imbéciles. C’est toujours pareil avec toi, Hansel, faut tout le temps que t’inventes des histoires pour te rendre intéressant. Allez, laisse-nous tranquilles, t’es qu’un menteur. Tu sais même pas qui habite là.

– Oui, je le sais ! C’est une sorcière, une vraie sorcière, laide, même… horrible, avec un long nez crochu et un chapeau pointu. C’est elle qui habite là. Elle a construit cette maison pour attirer les enfants et les transformer en petits biscuits, mais nous, on a été plus rusés qu’elle. J’ai dit à ma petite sœur : Ouvre tranquillement la porte, moi, je prends cette bûche de bois et BING, pendant qu’elle dormait, on l’a assommée et on l’a enfournée dans la cheminée. Après, brioches à la cannelle, petits fours à la confiture. Ah ! Ah ! Je vois vos yeux qui brillent, vos babines qui salivent, j’entends vos estomacs qui gargouillent… Croyez-moi, croyez-moi pas ! Moi, en tout cas, j’y retourne demain, je suis attendu pour le goûter. »

Alors, pendant que Martha quittait à regret sa chère demeure, une horde d’enfants affamés se ruaient à travers bois pour le festin de leur vie ! En quelques heures à peine, ils anéantirent les murs, le mobilier. Bref, rien ne subsista à leur frénésie vorace : les oiseaux eurent à peine quelques miettes à picorer après leur passage.

Illustration générée par Copilot.


– Je vous l’avais dit que je mentais pas, claironnait Hansel, fier comme un paon, sacré chef de bande pour l’occasion. Admettez- le, c’était excellent. Mais motus et bouche cousue, jamais personne ne doit savoir ce que nous avons fait là ! On ne sait jamais… »


Hansel savait bien qu’il avait menti en affirmant que la sorcière était morte, il ne savait d’ailleurs même pas si la maison appartenait à une sorcière, mais il savait qu’il était coupable de trois graves péchés : le mensonge, la gourmandise et la destruction du bien d’autrui.

Quelle ne fut pas la consternation de Martha à son retour ! La clairière vide ! Plus de maison ! Son jardin saccagé ! Son verger pillé ! C’en était plus qu’une sorcière normalement constituée pouvait accepter ! Il fallait qu’elle trouve les coupables, et vite ! Elle fit le tour des dégâts et aperçut des traces de pas dans la terre fraîchement retournée du jardin : « Des enfants ! Ce sont des enfants… qui ont dévasté ma maison ! » Elle les avait reconnus à la petitesse des empreintes. Elle décida que le crime méritait d’être puni sur le champ. Elle ne traversa pas la forêt sur son balai volant comme les méchantes sorcières le font habituellement dans les contes, mais elle reconstruisit sa maison et attendit, cachée en haut d’un grand marronnier, que les enfants reviennent, car elle était persuadée qu’ayant goûté une fois à ses délices gastronomiques, ils seraient incapables de résister à la tentation. Pour être sûre qu’ils reviennent, elle fit se répandre une odeur alléchante d’orange confite et de chocolat qui, poussée jusqu’au village, ne manqua pas d’attirer, le nez en l’air, la troupe de chenapans scélérats. Elle attendit encore qu’ils soient bien repus et trop lourds pour courir, alors elle surgit devant eux et, roulant des yeux comme seules les sorcières savent le faire pour terrifier leur public, elle prononça une formule magique qui, instantanément, les transforma en petites figurines de sucre qu’elle s’amusa ensuite à disposer comme une ribambelle joyeuse d’un goût charmant pour décorer le dessus de son foyer.

Les villageois se lamentèrent de la disparition de leurs enfants. Personne ne comprit leur départ soudain; personne n’alla explorer les confins de la forêt pour y trouver la clairière de Martha, qui y finit ses jours bien paisiblement. Cependant, aujourd’hui, alors qu’on m’interrogeait sur les origines de mes talents de décoratrice, je me suis souvenue de mon aïeule. Si le nom des Stewart est bien connu, c’est un peu grâce à elle ! Les frères Grimm commirent une bien grande injustice : ils racontèrent à qui veut bien l’entendre, et aux petits surtout, que mon ancêtre était une odieuse sorcière, qu’elle engraissait les enfants pour mieux les faire rôtir, qu’Hansel et Gretel étaient gentils, doux et bons. Vous savez maintenant qu’il n’y pas une once de vérité dans leurs galimatias. N’empêche que la réputation de Martha a bien souffert de ces racontars et voilà pourquoi, moi qui porte son prénom, je m’efforce chaque jour à ma manière d’embellir la vie de mes semblables.

Lié à: le lac bénit.

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J’étais. Je serai.

3 avril 2023

C’était un lundi comme les autres, un lundi d’avril, un lundi avec un ciel bleu et l’air un peu frais. C’était le 3 avril. Je marchais sur le trottoir, comme tous les matins, de la musique dans les oreilles, en riant des poissons du samedi. La pêche avait été bonne. La voix élégante et douce de Snoh Aalegra glissait de manière presque surnaturelle sur des airs délicats et froids. Elle racontait la confusion, la douleur, la rupture, la fin de quelque chose. Mais ce n’était pas que des refrains. Ce n’était pas que des histoires. J’aurais dû me méfier.

J’ai entendu son pas dans la pièce d’à côté. Ses talons claquaient sur le vieux plancher de bois. C’était dur et décidé. Pas comme d’habitude. Et puis, j’ai vu son visage, fermé, ses lèvres serrées. Une vague de tristesse et de colère qui entre avec lui dans la pièce. Il n’a pas encore prononcé un mot. Je sens sa douleur, vive mais contenue. Qu’est-ce qui se passe? Et puis une phrase qui sonne comme un glas, qui dit : c’est fini.

Je suis sidérée. Je ne vois plus, je n’entends plus, ma bouche est sèche, ma respiration courte : mon coeur se fige. Non! Ça ne se peut pas! Pas encore! Pas deux fois comme ça, sans crier gare. Je ne veux pas. Mon corps se tend pour éviter la chute. Si je naviguais en mer, ce serait le naufrage. Incapable de rester à flot, est-ce que je m’enfoncerais profondément, avalée par les vagues indifférentes?

Pourquoi? Ce mot résonne et frappe dans ma tête vide, ne trouvant aucune réponse. J’ai besoin qu’on m’explique. Mais la journée passe et je suis comme une orpheline, avec ce grand chagrin à garder comme un secret honteux. Je voudrais crier, pleurer,  taper pour faire sortir le doute, la colère et la peur. Mais je ne peux pas, pas maintenant, j’ai besoin de me protéger, j’ai un autre combat à mener, plus tard. 

Mon cerveau se barricade. Il ne sait plus où il est et ce qu’il fait. Mes mains tapotent machinalement sur le clavier. Chaque touche est un pavé auxquels mes doigts s’accrochent pour garder contact avec la réalité. 

Tu me demandes de temps en temps comment je vais. Je vais mal. Je ferme les yeux mais, quand je les rouvre, c’est tout noir. La descente continue. 

Vibrations dans ma poche. Je serai là à 17h qui s’affiche sur l’écran. Plus que quelques heures et il entrera dans ma maison. Il va peut-être crier ou me dire des mots durs et blessants. Il ne dira peut-être rien et ne me regardera même pas. Je ne sais pas ce que je crains le plus : sa violence ou son indifférence. 

Tout le monde pense que je suis forte et que je n’ai besoin de personne, mais moi je me sens comme une enfant perdue. Souvent. Dans ma tête tourne en boucle une question : « Qu’est-ce que ce sera quand le jour sera terminé? » 

L’heure est arrivée. Je suis prête, mais rien n’arrive. Je le sais qu’il le fait exprès. Je sens mon corps qui bout. Je sens mes mains qui tremblent. Et tout à coup comme si l’attente n’était pas assez cruelle, viennent les mots durs, les phrases assassines. Alors, dans mon esprit comme sur la platine tournent à en être étourdie ces mots : « Tout ce que tu as à faire, c’est de tenir le coup. Ton jour ne se transformera pas en nuit. C’est ton combat sacré. Tu es la guerrière, la puissante. » 

Il ne saura jamais que je me sentais faible quand il a traversé la pièce et a vidé le placard. Il ne saura jamais que, si je lui ai tourné le dos, c’était pour ne pas voir son visage, pour ne pas rester prise dans son regard comme dans un labyrinthe sans issue,  pour le sortir de ma tête à jamais, pour que ne subsiste aucune trace de ses yeux dans les miens. Effacés, les souvenirs.

Deux petites minutes, à peine. Le bruit des roulettes sur le plancher et puis la porte qui claque et puis, plus rien. Le silence. Fin!

Après, je suis sortie : j’avais besoin d’air. La Lune était bien ronde et lumineuse. Elle éclairait le chemin. Tout droit, par là : devant.

On a l’impression que tout s’effondre, qu’il n’y aura pas de lendemain, que l’imparfait est le seul temps qu’il nous reste pour parler de nous. J’étais…

Pourtant, une fin n’est une fin que jusqu’à ce que ce soit un début. 

J’étais. Je serai.

Lié à: le col des contrebandiers.

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Hommage au trait

14 août 2014

La tzigane

La tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l’Espérance

L’amour lourd comme un ours privé
Dansa debout quand nous voulûmes
Et l’oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs Avé

On sait très bien que l’on se damne
Mais l’espoir d’aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu’a prédit la tzigane

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918)

 

 

 

C’est un tout petit mot, 5 lettres, encadré par deux T. Comme pour fixer les limites, comme pour dire qu’au-delà des barres verticales des deux T, c’est terminé, qu’on passe à une autre ligne pour dessiner une autre figure. C’est un tout petit mot que le mot TRAIT, et pourtant…

… à l’étendue de mon bras, ma paume ouverte trouve ton visage : dans les mouvements infiniment lents des traits qu’ils y tracent, mes doigts apprennent ta peau patiemment. Je tire une à une des lignes fines et délicates qui se dressent comme un mur contre les élans impétueux de la ville et le brouhaha incessant de la vie. Mon coup de crayon est juste. Ça fait une jolie cage autour de ton visage, avec des barreaux délicats, et une porte, dont j’effacerai les traits pour te laisser respirer.

Tic tac, tic tac, l’aiguille marque par un trait notre fuite en avant et il y a bien assez d’horloges pour faire tourner les minutes au cadran des carrés. Tic tac, tic tac, trait mortel qui me rappelle que je vole chaque instant depuis notre départ. Tic tac, tic tac, trait perfide qui susurre que le voyage ne sera qu’une escapade. Tic tac, tic tac, trait cruel qui s’acharne : samedi, nos vies reprendront le lit de leur cours sans merci pour l’amour qui nous a menés là. Tic, tac, tic tac, trait d’union ou point final? Tic tac, tic tac, que sera sera…

Entre les tics et les tacs, elles sont précieuses ces minutes de silence où, dans l’air alangui de notre chambre de Manhattan, le rêve est possible, où la main hésite encore à tracer en pointillés les traits de notre futur, à évoquer en filigrane ce que sera notre destin.

Entre les tics et les tacs, elles sont intenses ces minutes. Si intenses que ma bouche se tait, laissant parler mes mains, mes yeux, mon corps auquel tu t’accroches comme un naufragé. Ton visage qui cherche refuge et mes seins qui sont là pour accueillir ta dérive. Ma bouche qui bécote ta tête et puis ton front et ensuite tes joues et aussi ton nez jusqu’à tes lèvres où se fondent nos souffles. Tu respires, une grande bouffée! D’un trait, tu te remplis. Enfin! Puis tu ouvres les yeux. Tu ne souris pas. Tu te dresses devant moi. Ton beau corps comme un pilier d’airain se découpe sur la blancheur des draps puis sur le lait de ma peau. Tu écartes mes cuisses et tu plonges en moi. Trait fatal : ton regard planté dans le mien est ton ancre dans le monde des vivants. Alors… Alors, plus rien n’existe. New York et ses gratte-ciels s’effondrent. Les lumières criardes de Times Square s’éteignent subitement. Les klaxons des taxis jaunes s’estompent et meurent. Le silence de Central Park en pleine nuit recouvre tout à coup la démesure de cette ville sans fin pour faire place à l’écho de mes cris qui grimpent et rebondissent sur les façades de verre. Tu investis mon territoire en maître absolu laissant à chacun de tes assauts les traces de ta conquête : l’empreinte de tes doigts qui serrent ma gorge quand nos regards se provoquent. La morsure de ta bouche sur mes lèvres que tu avales, que tu aspires gloutonnement, m’empêchant de les ouvrir pour te donner un baiser. Les marques de tes mains qui empourprent ma peau. L’espoir d’un avenir au creux de mes reins.

Trait pour trait, dent pour dent, oeil pour oeil, je me fous de tout : comme on se ressemble, on s’assemble. Plus on s’assemble, plus le trait se délie et plus notre passé devient flou. On lui tire notre révérence et on ébauche les traits d’un autre présent par plein de «Je t’aime» qui se déclinent en des variations à l’infini tandis que nos corps saisis et figés par le désir rendent nos visages aveugles et nos esprits sourds.

Je me lève, chancelante. Mon corps tremble encore de cet amour fou. Je m’éloigne du lit pour t’admirer. Tu es beau : sur tes bras, ton torse, ton front perlent des gouttes qui le font luire comme un diamant noir. Immobile, les yeux clos, tu as l’air mort. Je profiterais bien de ton abandon pour te croquer au fusain en petits traits vifs et immortaliser l’instant, mais ma main est lasse, elle t’a déjà tout donné. Ma gorge est sèche. Ma voix, non plus, ne sera pas capable de chanter davantage tes louanges, car «mille ans sont, à tes yeux, comme le jour d’hier, quand il n’est plus, Et comme une veille de la nuit. Tu les emportes, semblables à un songe, Qui, le matin, passe comme l’herbe.¹»

Alors, doucement, comme pour dire que ça suffit, la ville reprend ses droits. Elle entre sans frapper. Le soleil perce les voilages d’un trait lumineux. Ça fait un échiquier sur le sol. Le trait est aux blancs : c’est à mon tour de jouer. J’avance mon pion. C’est mat en deux coups. Le tiret a coupé le mot, la césure marqué la ligne. Trait d’union ou point final?

Point final.

 

 

Illustration : Le théâtre implacable du monde– Louis-Pierre Bougie

Vidéo : Bebe, Siempre me quedara

¹ Psaume 90

 

Lié à: le roc d'enfer.

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Vingt… plus une pensées poisseuses d’une perverse narcissique

3 mai 2013

 

Ce texte a été écrit pour participer au Grand Prix de poésie de Radio-Canada.

Je me rends compte à quelque trente minutes avant la clôture des inscriptions que je n’ai pas envoyé de texte alors que je voulais le faire. Il fallait faire parvenir un poème ou un recueil de poèmes en vers ou en prose dont la longueur totale était comprise entre 400 et 600 mots. À 23h 55, mon texte est écrit, il compte 400 mots pile. Je transmets par voie électronique le tout à 23h57. Je respire… À minuit deux, je prends le temps de lire les règlements et je m’aperçois que le texte sans le titre devait avoir un minimum de 400 mots! Mon titre originel en comptait six… Mon texte fut donc disqualifié pour non-respect des règlements… Cela m’a donné l’occasion de le retravailler et de le publier dans mon espace personnel 😉

 

Vingt… plus une pensées poisseuses

d’une perverse narcissique


1. Vénérer les vernissages pour la flagornerie du flatteur qui y traine ses révérences éculées, sa langue sale et ses caresses de carnassier.

2. Tramer des complots malhabiles dans les arrière-cuisines là où se cachent les mal-aimés qui offrent leur panse aux puissances caverneuses.

3. Aviver une démente mais risible rancune pour le prix de son âme et de celle des autres. Tant pis! Qu’ils crèvent tous en enfer! Satan rit déjà… Ah! Ah Ah!

4. Mépriser la joie de vivre parce que le destin nous fait un pied de nez avec la bouche en cul de poule et qu’il a pris le mors aux dents.

5. Crier à tue-tête des insanités au voisin qui plante ses poteaux bleus même en été, symbole de l’hiver qui ne finit jamais dans ce pays blanc et froid.

6. Déguiser les poteaux en épouvantails à moineaux pour en oublier la laideur.

7. Avaler tous les soirs une pilule magique pour dormir comme la belle au bois dormant dont le prince ne porte définitivement pas de chapeau.

8. Se battre pour la justice parce qu’après tout le sang de Gavroche n’aura pas coulé pour rien sur les barricades des boulevards parisiens.

9. Gaver des cochons gras, sans même avoir l’opportunité d’en faire des saucissons.

10. Se souvenir qu’il n’y a pas qu’Hamlet qui trouve que quelque chose est pourri dans le royaume du Danemark.

11. Écrire des lipogrammes pour se vider le coeur : vil rêve ni mièvre ni tiède, ni intense ni immense…  Le rêve… Est-il ici en cette ville? Menteries! Pipes insipides : vide, le rêve!

12. Crier, lever le fer, blesser le silence à coup d’épées dans l’air tandis que les moulins, ailes dans le vent, sans relâche, continuent de moudre le grain se fichant pas mal des illuminés, inspirés ou pas.

13. Avoir la tête enflée et se jeter des fleurs parce que son nom apparait en manchette du Monde.

14. Tweeter les url qui feront de soi une star.

15. Filer vers minuit dès que le fil du temps glisse vers le lit du fleuve et dessine sur l’écume impétueuse, ivre de désir, ses lèvres…

16. Se jeter du haut du cap : dangereux? Ardu? Suspect? Même pas! Superbe et exaltant! Ne pas le retrouver en bas, c’est surtout ça!

17. Marcher sur des oeufs et s’écraser sur le plancher.

18. Relire les 8414 tweets écrits depuis trois ans pour trouver l’inspiration.

19. Boire du vin, une coupe, une autre, puis ne plus compter parce qu’en être incapable.

20. S’aimer.

21. Persévérer et signer parce que tout est dit et que rien ne vaut de continuer.

 

 

Première version, le 1er mai 2013, Minuit moins 5

Deuxième version, le 3 mai 2013, 9h52

 

Lié à: le roc d'enfer.

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Le songe du baobab

15 mai 2012

Avant-propos

ou

genèse de l’histoire avant de lire l’histoire

 

C’est l’hiver depuis longtemps. La neige est moche. Le printemps tarde à venir. Alors je pars. Le soleil, la chaleur, la farniente, Cuba. Si! Et puis, là, je rencontre David. David Garcia. Garcia comme dans Zorro! Je le taquine, je rigole. Je lui dis que, quand j’étais petite, j’étais amoureuse de Zorro. Il me trouve drôle. Il travaille comme animateur. Il écrit aussi. Il est un écrivain qui ne publie pas, car il doute… Je connais ça. Je me sens proche de lui. Alors, au terme d’une soirée passée à parler de littérature et d’écriture, je lui propose d’écrire avec moi une histoire. Je ne sais pas pourquoi je lui demande cela, c’est comme une nécessité. Il faut que j’écrive avec lui. Il me trouve dingue. «Loca, dit-il, et il rajoute : Mais tu quittes dans 3 jours! Et puis, on va raconter quoi?» Je réponds : «On s’en fout. On peut essayer, juste pour voir et puis, je reviendrai, et on continuera alors…» Il accepte. Comme je ne sais pas plus que lui ce qu’on pourrait écrire et par où commencer, je lui demande son mot préféré en espagnol. Moi, je lui dis : «Le mien, c’est coquelicot.» Il cherche, et finalement : «Ce n’est pas un mot espagnol. C’est le nom d’une ville, en Europe, Copenhague.» Et je conclus : «D’accord, ce sera le lieu. »Et voilà, ça a commencé comme ça!



 

«[…] et nul ne peut arriver à rien dans cette vie sans quelqu’un qui croit en lui.»

Paul Auster, Tombouctou

 

 

J’ai froid. Je ne sens plus mon corps. Tout autour de moi semble fuyant dans l’obscurité. Soudain, dans mon esprit, comme un radeau, un souvenir. Je m’y accroche. C’est un chant, son chant à elle. Elle, la seule depuis mon arrivée à Copenhague. Pourtant, là, à cet instant précis, ce n’est pas sa voix que j’entends. Ça ressemble à des cris. Des mots que je ne comprends pas. Toujours les mêmes. Ils sonnent comme le glas, froid, dur. . . Est-ce que je suis mort? Est-ce que c’est ça, la mort?

 

Un coup sur la poitrine. Mes poumons se tendent sous la pression. Un autre coup, plus sec, plus fort, accompagné des mots étranges. Encore un coup et ensuite un raz-de-marée, l’eau déferle, brûle ma gorge. Je crache. Je me redresse. Quatre hommes  sont penchés sur moi. Quatre inconnus, trois blancs et un frère de ma race, noir comme moi. Je le regarde fixement.  Je crache toujours. Son visage est tendu, inquiet. Enfin, je prends une grande inspiration et je ferme les yeux. Quand je les rouvre, c’est son sourire qui est là, simplement. Ses bras immenses gesticulent dans tous les sens. Il prononce des mots qui me sont familiers. Ses amis rient et je sens leurs haleines chargées de rhum lorsque deux d’entre eux m’aident à me relever. Les hommes me donnent de grandes claques dans le dos. Ils me font signe de les suivre en pointant du doigt un navire. J’avance avec difficulté, encore étourdi. Mes jambes sont engourdies. Des crampes ralentissent mes mouvements. Je trébuche sur les galets froids et manque tomber. Mes compagnons rient encore plus fort. Nous parvenons enfin sur le quai le long duquel des containers forment une muraille. Je ne l’avais jamais remarqué avant.

 

Nous nous faufilons entre ces sombres tranchées de métal d’où jaillissent à intervalles réguliers des filets de lumière. Les hommes qui m’ouvrent le chemin y apparaissent comme des fantômes aspirés aussitôt par l’obscurité. Ça ressemble à une descente aux enfers, pourtant chaque pas nous rapproche du monde des vivants. Ça pue : une odeur de poisson avarié mêlée aux vapeurs de pétrole, la même qu’à Amsterdam et qu’à Marseille. Tous les ports se ressemblent. Pourtant, aucun n’est pareil.

 

Lumière. Ombre. Lumière.

 

«Corazón, corazón.

Pon tu mano en mi mano, despierta mi alma, sacude mi cuerpo.

Corazón, corazón

 

 

 

Novembre. 6 mois depuis la dernière fois que j’ai vu le soleil, se lever sur le fleuve Niger. 6 mois depuis que j’ai décidé de saisir le rêve.  La première fois, c’était il y a si longtemps… J’ai pas fait attention. Mais quand le visage, celui d’une femme, les brumes d’un pays inconnu, baigné par des eaux froides et ces sons «co-ra-zón», revinrent, une fois, deux fois,  puis à chaque nuit,  jusqu’à devenir obsédants, je décidai de partir. Je me sauvai du village alors qu’il dormait, incapable de décrire la force qui me poussait à quitter. Personne n’aurait compris et moi-même, à cet instant, je ne comprenais pas tout…

 

 

Suite de l’histoire à mon prochain voyage à Cuba 🙂



Lié à: le plateau de Beauregard.

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Entre contes et merveilles : les mots du mardi

13 décembre 2011

Deuxième jour du défi #tweetconte et dès mon réveil, je trouve quelques nouveaux mots à ajouter à la liste d’hier 🙂

Merci à @Multimot @celinerc @yolandevillemai @capitaleblogue @zecool @edithjolicoeur @sutthini @nathcouz pour leur contribution tout au long de la journée.

Vous trouverez en ajout aux mots de lundi les mots de mardi classés ci-dessous par catégorie :

# Des personnages

  • un ogre
  • un crapaud
  • Schéhérazade
  • la marraine-fée (Cendrillon)
  • l’Empereur
  • une fée
  • une sorcière
  • un magicien
  • le maître-voleur (Frères Grimm)
  • le prince charmant
  • un ourson
  • un hérisson
  • le prince
  • une licorne
  • un roi

#Des objets

  • la robe couleur du temps (Peau d’Ane)
  • la chevillette (Le Petit Chaperon rouge)
  • le miroir
  • les cailloux
  • la potion
  • la baguette
  • le tapis volant
  • la pantoufle de « verre » ou de « vair »
  • les bottes de 7 lieues
  • les cheveux d’or
  • le pain d’épice
  • une clé
  • une aiguille
  • une citrouille
  • un pois
  • le nez (celui de Pinocchio)
  • un air

#Des lieux

  • la caverne
  • le bois dormant
  • la forêt enchantée
  • le château

#Des expressions

  • «Non,non, non par les poils de mon menton tu n’entreras pas.» (Le loup et les 3 petits cochons)
  • «Tire la chevillette et la bobinette cherra.» (Le Petit Chaperon rouge)
  • «Bibbidi-Bobbidi-Boo» (Cendrillon)
  • «Il était une fois»
  • «Abracadabra!»
  • «Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.»
  • «Je vais te manger.»

# Des actions

  • une épreuve
  • un sort
  • un charme
  • une formule
  • un voeu
  • un don
  • un bal
  • un maléfice
  • un sortilège
  • éplucher
  • ensorceler
  • pleurnicher
  • chevaucher
  • dévorer
  • délivrer
  • s’égarer

#Des chiffres

  • 3 (Les Trois petits cochons)
  • 7  (des bottes de sept lieues du Chat botté)
  • 7  (Les sept petits biquets)
  • 1001 (Mille et une nuits)

#Une époque

  • minuit

 

 

Ça va bien!

À demain pour la suite.

 

 

Lié à: la pointe de Tardevant.

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La survivante

16 mai 2011

à M.G

 

 

 

 

 

Encore une fois

Toujours la même, la même fois

Inlassablement

Se répétant?

 

Faux départ

 

Retour au starting-block

 

Secouer la tête, les bras, les jambes

Oublier les clameurs et les cris

Évacuer la pression

Plonger en soi

Faire le vide

Souffler

 

Se rappeler les écueils

Décomposer ses mouvements

 

Se pardonner l’erreur

 

Se positionner

Se concentrer

 

Attendre le signal

Le corps tendu

Aux aguets

 

Coup de pistolet

 

S’élancer

Recommencer encore une fois

Répéter les gestes inlassablement

Chaque foulée dans l’empreinte des précédentes

 

Fixer le regard loin au-delà de l’horizon

 

Brandir les bras au ciel

Une autre fin

Enfin

 

 

Lié à: le roc d'enfer.

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Trahison?

1 mai 2011

La semaine passée, j’ai eu l’immense bonheur d’assister au Théâtre de la Bordée à Québec à la représentation d’une pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, intitulée Variations énigmatiques. C’est une pièce admirable en tous points et la critique n’a pas manqué de saluer la performance des comédiens, la mise en scène, le texte profond, drôle, juste, percutant, ciselé comme un diamant précieux par le dramaturge que j’aime beaucoup. Je regrettais que ma mémoire ne soit pas capable d’enregistrer en simultané certaines répliques. J’ai donc couru à la librairie le lendemain pour me procurer le texte et pouvoir à nouveau le savourer. Et que dire de l’émotion qui s’harmonise avec la musique d’Elgar qui joue en filigrane? Un pur bonheur!

J’ai été extrêmement touchée par plusieurs passages. Le premier se situe au début de la pièce alors que le journaliste Érik Larsen tente de tirer les vers du nez à l’écrivain Abel Znorko à propos du personnage féminin de son dernier roman, L’Amour inavoué. Larsen veut absolument que cette femme ait existé, ce qui fâche l’écrivain qui lui rétorque violemment : «Je suis un écrivain, pas une photocopieuse.» (p. 24, Éd. Albin Michel) et qui sort de ses gonds quand l’autre insiste : «Est-ce que le talent d’un romancier n’est pas justement d’inventer des détails qui ne s’inventent pas, qui ont l’air vrai? […] La littérature ne bégaie pas l’existence, elle l’invente, elle la provoque, elle la dépasse, Monsieur Larden.» (p.26-27)

Pourquoi toujours vouloir, comme ce journaliste, que la fiction soit un calque de la réalité? Pourquoi vouloir que le roman soit un documentaire? Pourquoi préférer la vérité au mensonge? Cette vérité, qui se reconnaît, selon les mots de Znorko, à son indélicatesse, car elle se limite à ce qui est alors que «le mensonge est pour sa part délicat, artiste et énonce ce qui devrait être

Je reconnais au lecteur des droits : dans les Limites de l’interprétation, paru en 1991, Umberto Ecco s’interroge d’une part sur le concept de l’interprétation et d’autre part sur la possibilité d’interpréter. Ainsi, dit-il, il faut trouver des limites à l’interprétation pour qu’elle soit possible sinon on risque de faire dire tout et n’importe quoi au texte. Ainsi, il va de soi qu’un texte peut susciter de multiples voire d’infinies lectures, mais il n’en valide aucune exclusivement. Pour ma part, j’en conclus que si le lecteur a des droits, il n’a pas celui d’outrepasser le sens du récit, de le tordre, de le pervertir, de le dénaturer.

Znorko subit le problème de l’illusion référentielle. Le lecteur réaliste est tenté- et succombe souvent à cette tentation – d’amalgamer le réel et la fiction. Znorko a donné son nom à son personnage. Assumant la narration, il écrit à la première personne. Il habille son double homonymique de sa personnalité, de son vécu, de son accent. La réalité du récit laisse la place à un semblant de vraisemblance qui enferme le personnage dans une représentation véridique. Et c’est là que le dérapage peut se produire : comme le note Michel Tournier dans Le Vol du Vampire : « Lorsque l’écrivain publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d’oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. A peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s’épanouit, devient enfin ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement – comme sur le visage d’un enfant, les traits de son père et de sa mère – les intentions de l’écrivain et les fantasmes du lecteur. (Michel TOURNIER, Le Vol du Vampire. Notes de lecture, Mercure de France, 1981, pp. 10-11.)

Mais Znorko, personnage du roman n’est pas Znorko, l’écrivain. Il est un Znorko «emmieutté», Rimbaud dirait : «Je est un autre.» Et même si au terme de la pièce, on découvre que la trame du roman s’inspire de sa vie, pourtant c’est bien plus que lui qui s’est manifesté dans ces lettres qui sont devenues le roman, c’est son idéal qui s’y est exprimé. C’est ce qu’il n’a jamais voulu vivre, qu’il a toujours fui et qu’il a fait exister en créant ce sublime mensonge pour ne pas s’embourber dans la vie.

« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, chaque minute, quand nous vivons détournés de nous-mêmes, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. » dit Marcel, le narrateur créé par Marcel Proust, l’auteur de À la recherche du temps perdu dans Le temps retrouvé.

Alors, quand Larsen reproche à Znorko avec beaucoup de véhémence son obscénité parce qu’il a révélé au monde entier quinze ans d’intimité en publiant leurs lettres et en ne changeant que le nom d’Hélène pour celui d’Éva Larmor, Larsen se trompe. Si la réalité rencontre la fiction, elle s’en dissocie aussi.  Le monde n’a pas vu Hélène dans Éva. Le monde n’a pas vu Znorko dans Znorko. Le monde a vu  la correspondance amoureuse entre un homme et une femme. Une histoire d’amour passionnée, sublime, sublimée par la séparation et l’absence : «Lorsque nous nous jurions de nous aimer «toujours,» je voulais que ce «toujours» dure vraiment toujours. Je sais que les passions les plus intenses se promettent l’éternité mais que, généralement, l’éternité passe vite.» dit Znorko. C’est cela que le monde a vu. Rien d’autre.

En réalité, à bien y réfléchir, Larsen ne reproche pas à Znorko d’avoir étalé publiquement la vie d’Hélène. Il lui reproche de lui avoir enlevé le subterfuge qui lui permettait de la maintenir en vie en publiant le roman.

Je suis comme Znorko. C’est pour cette raison que j’ai été touchée par ses propos. Beaucoup de mes récits sont écrits à la première personne et souvent le personnage principal est une femme. Conclure simplement à l’équation rapide et facile que je suis ces femmes et qu’elles sont moi me met mal à l’aise. Elles sont moi et les autres qui laissent leur empreinte sur mon chemin. Elles sont moi et quelque chose de plus, ou moi en devenir, mais je ne le sais pas, enfin pas encore et peut-être même ne le saurai-je jamais. Elles ne sont pas moi du tout, aussi.

Alors qu’est-ce qu’écrire?

Partir de soi, aller plus loin, se perdre de vue, enfanter l’inconnu, atteindre une autre vérité.

Lié à: le col des contrebandiers.

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