J’ai six ans. Je sais lire. Enfin! Enfin… les signes ne sont plus hermétiques : j’additionne les lettres. Mon doigt suit les signes sur la page.
J’ânonne : U-N-E-O-L-I-V-E
Je bredouille : V-E-R-T-E-R-O-U-L-E
Ro-ule?
«Roule, me murmure-t-on, o plus u, ça fait le son [ou], comme dans hibou, chou, pitou.»
Je saccade. J’hésite : S-U-R-L-A-T-A-B-L-E
Je lie les lettres, je les combine, je les amalgame, et, tout à coup, le sens! Une olive verte roule sur la table! Quel bonheur. J’ai six ans. Je sais lire. Je comprends. Plus rien ne sera désormais pareil.
J’ai six ans. Je découvre ensuite le paradis sur terre : la bibliothèque. Des rayons où s’entassent les volumes : des gros, des petits, des colorés, des sobres, des illustrés, des sérieux et des rigolos. Il y en a tant! Mes yeux d’enfant s’écarquillent. Mon nez hume : il y a une odeur… Particulière… Celle du papier et de l’encre, celle du temps, on dirait, comme l’odeur des feuilles à l’automne, comme quelque chose de rassurant. J’aime ça. Depuis ce premier jour à la bibliothèque, je plonge mon nez dans les pages des livres quand j’en découvre un dans une librairie ou que j’en tire un des rayons des bibliothèques.
J’ai quarante ans depuis quelques jours. Mes amis m’ont offert une liseuse électronique : c’est une tablette mince, élégante, intuitive, réactive, grâce à laquelle ma bibliothèque devient portable, mobile. Elle m’accompagne partout, ne me quitte plus. J’ai dans ma main mon rêve et plus encore : des centaines de livres qui ne pèsent pas plus que deux cents grammes. Il suffit d’un clic, d’un effleurement de doigt sur l’écran digital et, en quelques secondes, sans même me déplacer, voilà accessibles Cervantes, Hugo, Shakespeare, jusqu’au dernier Goncourt.
Je peux prendre des notes, me connecter en Wi-Fi, sortir de l’oeuvre via un hyperlien, y revenir, fermer l’appareil et ne pas perdre ma page! Fini le temps des signets et des livres écornés!
Enfin, je peux plonger dans une autre épaisseur du livre : pas celle des feuilles qui s’empilent, mais celle des hyperliens qui lui donnent un autre volume et qui bonifient mon expérience de lectrice. Les histoires se chargent de sons et d’images; elles se déploient dans un espace plus vaste, celui de la réalité augmentée par ces extrapolations virtuelles : les livres sont libérés de la reliure. Épaisseur du livre aussi dans la possibilité que la machine offre de partager mon appréciation de l’oeuvre. En cela, la liseuse socialise ma lecture, elle l‘enrichit, elle m’offre de quitter mon intimité. À peine lus, mes passages préférés se retrouvent sur ma page Facebook prêts à être commentés, «aimés».
Voilà, j’ai quarante ans. Je sais lire depuis longtemps. Je sais aussi que plus rien ne sera désormais pareil.
Genèse du récit ou la petite histoire des coulisses du texte
Cet automne, alors que je cherchais un sujet pour participer à un défi d’écriture proposé par Zone d’écriture dans la série «Les écrivains et la science, petites découvertes et grandes révélations», j’assiste à une présentation de René Audet sur la littérature à l’heure du numérique, à la Bibliothèque Gabrielle-Roy dans le cadre des Rencontres du numérique. Dans les propos du conférencier, une phrase de François Bon, extraite d‘Après le livre, retient mon attention : «Ce qui nous manque n’est pas visuel : quand nous faisons face à une page d’un livre, nous ne voyons qu’elle. C’est la surface intérieure du pouce, qui sait l’épaisseur». C’est l’amalgame de ces sources qui a inspiré le titre et le récit.