« Le sexe et l’esclavage sont des partenaires naturels dans un monde forgé par l’homme. En Asie, ils sont absolument inséparables. Les femmes esclaves sexuelles sont un produit intrinsèque de la domination masculine dans les sociétés asiatiques. Ils participent à un jeu vicieux que les hommes jouent avec les femmes. Elles sont les abusées, les stigmatisées, et le poids amer des valeurs asiatiques. Et elles ne peuvent pas, toujours, continuer à vivre et à mourir en silence »
Brown, 2000 : 255.
À chaque instant, des mots sont prononcés, échangés, laissés à la dérive sur les vagues de l’indifférence. Mais il y a des mots qu’il ne faut pas laisser dire. Parce que ces mots banalisent l’innommable ou, pire encore, l’érigent en spectacle.
Lorsque j’ai lu ce matin, sous une publication qui évoquait l’exploitation de jeunes femmes dans le tourisme sexuel en Thaïlande, des phrases comme : « Au shit, j’en veux deux » ou « 6000 baht, négociable lol », ou encore «Il y avait-il un spécial quoi!!1», mon souffle s’est coupé. Ces mots ne sont pas de l’humour. Ce sont des poignards. Des éclats de cette masculinité toxique qui étouffe, réduit, et déshumanise. Des mots pernicieux, qui s’insinuent dans les esprits comme un ver d’oreille, contaminant les perceptions jusqu’à distordre toute humanité. Et que dire des émojis qui les accompagnent? Pas un pour exprimer de la compassion ou de l’empathie ou de l’indignation? Non… juste ça :
Je suis une femme. J’ai une voix, et je choisis de m’en servir.
Ces mots, apparemment anodins pour ceux qui les ont prononcés, dénigrent pourtant une vérité bien sombre : ils révèlent un système où l’on juge normal, voire plutôt économiquement intéressant – que ce soit pour une clientèle internationale ou pour des élus locaux2 – d’acheter des corps. À ceux qui se cachent derrière le masque du cynisme ou du « second degré », je pose cette question : à quel moment la misère humaine est-elle devenue une transaction comique ? À quel moment, un humain peut-il servir de monnaie d’échange? Qui peut se permettre d’utiliser le mot « opportunité » pour décrire une vie telle que celle qui attend ces femmes fuyant la pauvreté de leurs villages du Nord et qui se retrouvent par milliers dans les quelque 60 000 bordels 3 de Pattaya 4, de Chiang Mai, de Bangkok ou d’ailleurs? Dans pratiquement toutes les villes touristiques de Thaïlande, il y a des quartiers ou des rues dédiés à la prostitution pour les touristes locaux ou internationaux. Personne ne se cache puisque, même si la prostitution est illégale, elle est tolérée. Bienvenue donc au pays du sourire où, institutionnalisée dès la fin du XVIIème siècle par le pouvoir, en raison des revenus qu’elle procurait, la prostitution n’a cessé de croitre après la guerre de Corée et du Vietnam, pendant les années 1950 – 1960. De nos jours, même si des mesures gouvernementales existent, elles sont souvent insuffisantes ou contournées, ce qui rend difficile une lutte efficace contre ce fléau. Et puis, ce business rapporte tellement d’argent : presque 15% du PIB… sans compter que la corruption reste un obstacle majeur, entravant les efforts pour faire respecter la législation5.
Alors, non, la prostitution n’est pas un choix parce que, lorsqu’on a le choix, on a des alternatives. Ces jeunes femmes que vous voyez derrière des vitrines ou dans des rues éclairées de néons ne sont pas là parce qu’elles ont d’autres options. Elles sont là parce qu’elles n’ont aucune autre voie. La pauvreté, les disparités économiques et le patriarcat les ont emprisonnées dans ce rôle que certains, confortablement installés dans leurs privilèges, osent appeler « stratégie de vie » alors qu’il s’agit du miroir cruel de nos sociétés inégalitaires.
Ce matin, on m’a fermement intimée de me taire en me disant que ce n’était pas mon combat. Je cite « Et tu devrais laisser ce combat à celles à qui ça concerne. Le combat que tu fais plutôt c’est la castration de la masculinité pour remplacer la virilité par des transgenres ou des hommes sans testo mais bon score de crédit des jeunes totalement bloqués deviants sur la pornographie qui ont peur de la femme et pour finir tout ça qui se maquille parce que dans nos pays l’homme est devenu le mec qui a totalement oublié la virilité. Donc je vais terminer ça par: il faut voyager un peu dans la vie pour aller voir autre chose et voir qu’il y a des endroits sur terre où l’homme est resté homme c’est comme ça. Ton combat pour féminiser l’homme ça fonctionne pas ici.6 »
Comment ne pas être sidérée devant ce ramassis de préjugés, de biais, d’amalgames enracinés dans une vision rétrograde des genres qui montre une incompréhension totale de ce qu’est la masculinité et des enjeux réels autour des luttes féministes et de la justice sociale? Mais quelle arrogance! Mais quelle bassesse! Les luttes pour les droits humains concernent tout le monde! Dire que je ne devrais pas m’impliquer parce que cela concerne d’autres femmes ou que cela se passe bien loin de Montréal est une tentative de détourner l’attention des vrais problèmes. Ce genre de logique revient à laisser les injustices perdurer sous prétexte qu’elles ne nous affectent pas directement. Si on attend que les seuls concernés agissent, rien ne changera jamais! En tout cas, en fermant ma gueule, je donne raison à ces épais qui aimeraient certainement mieux me voir récurer des casseroles que de leur tenir tête. Non. Ce n’est pas à ces femmes de Phuket de se battre seules. C’est à nous tous et à nous toutes de nous indigner. Parce que l’humanité se mesure dans la manière dont nous traitons les plus vulnérables.
« Castrer » la masculinité? Mais personne ne veut ça! Ce que je dénonce, c’est la masculinité toxique : celle qui légitime la violence, l’exploitation et la domination comme des éléments NATURELS du comportement masculin. Une masculinité saine ne repose pas sur l’assujettissement des femmes ou sur la peur de leur émancipation. Confondre virilité avec domination, c’est précisément ce qui affaiblit les hommes, pas les luttes pour l’égalité. De plus, la virilité d’un homme ne disparaît pas parce que d’autres choisissent de l’exprimer différemment. Voilà un discours qui révèle une peur irrationnelle face à la diversité des genres et des identités, face à ce qui dérange, face à ce qui remet en question les certitudes de certains sur ce que doit être un « homme », un vrai…
À l’argument final «voyager pour voir ce qu’est un vrai homme », je réplique ceci : voyager, c’est s’ouvrir à d’autres cultures, apprendre l’empathie et comprendre les réalités des autres, pas chercher à justifier l’injustifiable sous prétexte d’authenticité culturelle. Les vrais voyages transforment l’esprit, pas la dignité d’autrui en marchandise!
Enfin, est-ce que je mélange des combats? Est-ce que la masculinité et la prostitution n’ont rien à voir? Mais justement, tout est lié. Ces discours qui banalisent l’achat d’un corps féminin participent à cette culture où les femmes sont des objets. Une culture où la virilité se mesure au pouvoir d’achat, même celui d’acheter une vie. Une culture où l’on ne voit dans les femmes ni des êtres humains, ni des aspirations, ni des douleurs, mais un gros paquet de piasses sonnantes et trébuchantes $$$$$.
Nous devons changer cette culture. Nous devons poser des mots qui élèvent au lieu d’abaisser, des mots qui révèlent la vérité au lieu de la dissimuler derrière des émojis.
Il y a des mots qu’il ne faut pas dire. Et il y a des silences qu’il faut refuser de garder. Aujourd’hui, je prends la parole et je refuse de me taire pour que le silence ne soit plus complice et que mes mots réparent ce que d’autres ont détruit.
Des associations oeuvrent en Thaïlande pour venir en aide aux travailleuses du sexe et soutenirleur réinsertion professionnelle. L’une d’entre elles est le Tamar Center.
Bibliographie
1Transcription exacte des propos. Les auteurs de ces propos ont un niveau d’orthographe aussi élevé que leur niveau d’empathie.
3 Le tourisme sexuel en Thaïlande, Une prostitution entre misère et mondialisation
4 C’est la capitale mondiale non officielle du tourisme sexuel. Plus de 12 millions de touristes visitent Pattaya chaque année. La principale raison qui pousse la plupart des gens à venir est la vie nocturne de la ville.
5 https://redtac.org/asiedusudest/2022/11/30/la-thailande-un-etat-proxenete/
6 Transcription exacte des propos. Si vous avez de la misère à comprendre, c’est normal vu la qualité du discours.