Sur mes traces

29 août 2017

À J. A. et B. K.

154, Punta Montgo apte 9, est-ce bien là?…

C’est le jour de ma fête. Jour de l’annonciation. Le soleil est fort, la mer d’un bleu profond. Elle est lisse et rejoint le ciel au point d’horizon sans aucune distinction entre l’une et l’autre comme s’il n’y avait pas de début ni de fin, comme si c’était une métaphore à décoder, comme si tout n’était qu’éternel recommencement.

C’est la tour qui m’a fait signe au loin, là-bas au bout de la baie, petite tâche colorée surplombant les maisons invariablement blanches. Elle se dresse comme autrefois, seule au sommet de la colline. Je me souviens que j’y étais montée avec un paquet d’allumettes. Pourquoi des allumettes d’ailleurs? Je ne me rappelle pas avoir eu envie de faire flamber la garrigue cette nuit-là, même si le brasier  allumé n’aurait rien eu de comparable avec le feu qui me consumait alors. Celui-là ravageait tout sur son passage, m’immolait dans un sacrifice impitoyable, celui de mes amours mortes.

Tu ne m’as pas vue sortir de la maison…

Tu avais tellement peur que je commette l’irréparable que tu m’avais enfermée dans ta chambre. À double tour plutôt qu’un. J’avais attendu que tout soit calme dans la maison et puis je m’étais évadée, sautant du balcon et manquant me rompre le cou. Là-haut, dans la clarté de la pleine Lune, la tour, depuis des siècles repère pour les marins, m’attendait.

Je venais à peine d’arriver à la tour que j’ai entendu ta voix crier dans la nuit. Je t’ai regardé gravir la colline comme un fou, guidé par les flammes, petites lucioles dans la noirceur. Tu courais à en perdre haleine en hurlant mon nom, et puis des «s’il te plait» et des «fais pas de conneries, merde!» J’ai presque trouvé ça drôle…

Tu m’as trouvée assise au pied de la falaise. Très calme. Je brûlais les allumettes. En fait, je les frottais une après l’autre et je les soufflais comme une bougie, sauf que ce n’était pas mon anniversaire.

Tu t’es assis à côté de moi, reprenant ton souffle. Tu as passé ton bras autour de mes épaules. Je ne me souviens plus si je pleurais. Tu m’as certainement dit ce qu’il convenait de dire en de telles circonstances. Que tu étais désolé, que tu n’y pouvais rien, que t’avais pas cherché ça… et puis tu as ajouté que tu m’aimais, mais que tu aimais encore plus ta liberté! Que pouvais-je faire du haut de mes vingt-trois ans contre une maîtresse aussi puissante? Je n’étais pas de taille. J’ai même pas cherché à combattre. J’ai rendu les armes. J’ai capitulé. J’ai serré très fort les allumettes brûlées dans ma main. Je me suis dégagée de ton étreinte et, sagement, j’ai repris le petit sentier qui menait à la maison. Je crois que mon mutisme t’a terrifié encore plus que mes larmes et mes cris de l’après-midi.

Nous sommes rentrés dans la maison. Tu as voulu dormir dans le même lit que moi pour être sûr cette fois-ci que je n’échapperais pas à ta vigilance. J’ai donné le change, je t’ai demandé de me prendre dans tes bras. Après tout, j’étais encore officiellement ta blonde. Tu as dit «oui, bien sûr». Ça te rassurait sur mon état. T’inquiète pas, je vais m’en sortir. C’est pas comme si ça faisait deux ans qu’on se fréquentait, hein? Trois petits mois d’amour, c’est pas grand chose…

Tu m’as dit que j’étais incroyable. Je crois même que tu as dit que j’étais terrible. Que ça te manquerait… Et puis, tu t’es endormi comme une masse. Moi, j’avais ta main sur mon coeur, les yeux grand ouverts, et toujours les allumettes dans ma paume.

Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai imaginé ma vengeance. Patiemment, méthodiquement. Un jour, tu rencontrerais une femme d’une beauté exceptionnelle, chavirante. Des cheveux de geai, des yeux d’un bleu intense. Un corps de rêve, bien entendu. Au premier regard, tu en tomberais immédiatement amoureux fou. Tu quitterais femme et enfants pour la suivre et, quand elle se serait bien assurée de ton amour inconditionnel pour elle, elle t’abandonnerait à ton tour. Sans un mot d’explication. Sans prévenir. Un matin, tu ne trouverais plus rien qui puisse te rappeler qu’elle avait fait partie de ta vie. Tu aurais vécu quelques années avec elle, sans jamais me reconnaître.

Ton bras avait glissé. J’en ai profité pour sortir du lit. J’ai ouvert la baie vitrée. Le feu de mon coeur embrasait le ciel. Avec les allumettes brûlées, j’ai écrit JE T’AIME sur le plancher du balcon. J’ai pris tes clés de voiture. J’ai ouvert la porte. Je suis sortie. Je ne savais pas où j’irais. Le moteur du 4×4 blanc a vrombi. Tu as sursauté dans le lit constatant ma deuxième fugue. Tu t’es précipité dehors. Je t’ai vu gesticuler dans mon rétroviseur et enfourcher ta moto, mais j’étais déjà loin. Quand tu es arrivé au bout du chemin, quelle direction prendre? Gauche? Droite? Tu as certainement dû échapper un «Putain! Fais chier!» Tu es retourné à la maison. Plus tard, t’as appelé tes amis pour leur dire de venir te chercher pour aller surfer, que j’étais partie avec ton char…

J’ai roulé, suivant le chemin qui menait à la plage, celle où je t’attendais durant des heures, assise à te regarder fendre l’écume sur ta planche. Mais ce matin-là, il était si tôt que la plage était déserte. Aucun papillon multicolore ne virevoltait déjà sur les flots. C’était bizarre de me retrouver là sans toi. Comme une incongruité. Aujourd’hui, je sais que l’incongruité, c’était moi. Je n’avais pas de place dans ta vie. Je ne t’avais pas choisi. C’était toi. Tu m’avais eue dans ta mire et avais travaillé sans relâche jusqu’à ce que je cède à tes avances. Tu n’avais écouté que ta chanson et n’avais jamais joué que ta partition. Moi, je manquais les croches et je ne respectais pas les silences. J’étais toujours à contre-temps, jamais dans la mesure, toujours trop vite ou pas dans le ton.

Hier, quand ma soeur a senti qu’il était important pour moi de retourner sur mes traces. Quand mon fils a demandé pourquoi je cherchais à me rendre jusqu’à cette tour qui lui paraissait sans intérêt, elle a répondu que j’avais un pèlerinage à faire. Et elle a ajouté : «allons-y!»

Comme le temps n’est rien! À peine j’avançais sur le chemin qui menait à la tour que je replongeais dans cette nuit de juillet. Malaise, tristesse, dépit, colère,… C’était si vivace encore. La blessure à vif, j’ai serré les mains sur des allumettes imaginaires.

Tu m’avais abandonnée. Tu m’avais laissé venir à toi pour me dire que tu m’abandonnais pour une femme qui portait le même nom que moi, que tu n’aimais pas, qui serait une passade. Pour me dire que tu ne m’avais pas encore trompée, mais qu’il fallait qu’elle soit tienne pour en finir avec cette obsession.

Je t’avais crié : «eh bien , baise-la! Et après, on pourra s’aimer comme avant!» Mais ça non plus, ça n’aurait pas pu être possible…

Après cette nuit, c’est moi qui n’ai plus été capable d’aimer du tout. J’ai trainé avec moi comme un boulet, cet abandon…. J’ai forcé mon coeur, essayé de lui imposer des hommes qui voulaient beaucoup mais ne pouvaient en donner autant, fait taire ma voix, oublié mes désirs. Je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui m’acceptait complètement.

J’ai compris au pied de la tour, regardant mon passé sans faux fuyant que mes amours successives n’avaient jamais été là pour un partage, une communion, un chemin. Elles avaient tenté inlassablement de combler un manque, la peine si douloureuse de cet abandon, le premier de ma vie. Lorsque je suis revenue très tard, ce soir de juillet, il y a vingt-quatre ans, j’ai fermé ma valise. Je ne l’ai plus jamais rouverte.

24 ans…

… Jusqu’à aujourd’hui.

Ave Maria.

Roses, le 16 août 2017

Lié à: le col des contrebandiers.

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