«Comprendre, c’est se sentir capable de faire. »
André Gide, Les nourritures terrestres
Depuis quelques jours, un prof de lettres dans un lycée parisien fait la une des manchettes pour avoir publié sur son blogue un article relatant une expérience édifiante (sic!) qu’il a intitulée Comment j’ai pourri le web.
Indignée par la conception de ce que DOIT être l’école derrière les propos de celui qui a pourri le web et piégé ses élèves – quelle longue périphrase pour le désigner, j’invente donc un acronyme par souci d’efficacité… tiens : CQPW (Celui Qui a Pourri le Web) – je m’insurge contre la surexposition médiatique de ces enseignants, dépassés par les changements de paradigmes qu’imposent le web 2.0, le nouveau rapport au savoir et l’intégration des TIC dans l’apprentissage et l’enseignement (voir aussi cet article). Je suis renversée par la malhonnêteté intellectuelle de CQPW quand il note dans le forum de son blogue : «A ma décharge, l’expérience n’était pas scientifique, mais pédagogique et à l’intention des élèves. Je ne pensais pas que j’aurais à rendre des comptes publics un jour… » Selon moi, il n’y avait aucune intention pédagogique dans cette expérience, mais simplement l’expression d’une frustration bien loin de l’éducation aux TIC. D’autre part, s’il ne désirait pas rendre de comptes publics, il ne fallait pas s’exposer sur le web.
La démarche de ce prof à l’éthique douteuse, comme le souligne Delphine Regnard dans cet excellent billet, a ramené à ma mémoire le souvenir de ce que faisait un de mes profs de khâgne il y a plus de 20 ans pour nous obliger à traduire par NOUS-MÊMES la quantité phénoménale de textes latins destinés à nous préparer au concours de Normale Sup. Internet n’existait pas en ce temps. Pour éviter la triche, désireux de développer notre autonomie et notre pensée critique (resic!), ce prof retirait des bibliothèques du lycée et de celles de la ville, toutes les traductions qui auraient pu nous aider à traduire. Désolée, Monsieur CQPW, vous ne détenez pas l’apanage du machiavélisme! Et lui non plus n’avait pas compris ce en quoi consiste l’apprentissage… ni le rôle très différent qu’il aurait pu jouer si ses intentions avaient été autres que d’évaluer tout le temps nos performances… Mais faut croire que notre rôle à nous, les élèves, c’était de souffrir pour apprendre, pas d’en tirer un certain plaisir… Bref, revenons à nos moutons, ceux de Panurge, ce sont les meilleurs parce qu’ils sont devenus célèbres eux aussi et on se rappelle pourquoi hein? Pour avoir démontré qu’ils ne savaient pas penser par eux-mêmes! Je fais de l’ironie, moi? Non, à peine…
Comme je n’étais pas assez riche pour acheter les traductions, même dans les boutiques de livres usagés, et que des stations prolongées devant les tablettes des librairies pour recopier la traduction avaient l’air louche, j’avais mis à profit mes ressources personnelles pour sauver quelques heures de sommeil (me comprendront ceux et celles qui sont passés par les classes prépa de lettres. Les autres attendront la publication de ma biographie pour lire les savoureux récits de ces deux années de ma vie). J’avais dans mon réseau d’amis, un prof de lettres classiques d’une célèbre institution parisienne. Quand j’étais surchargée de préparations de colles, de traductions anglaises, de devoirs de philo, d’histoire et tutti quanti, qu’une journée de 24 h ne suffisait pas à la charge de travail imposée par tous nos profs, je lui demandais de traduire les passages de Sénèque, de Tite-Live et compagnie sur lesquels je butais. J’avais alors 18 ans, je faisais partie de ces jeunes triés sur le volet pour préparer le concours de Normale Sup, mais je ne me questionnais pas à cette époque sur la pertinence d’une tâche scolaire. Si on l’exigeait de moi, ça devait forcément me servir à quelque chose… (reresic!) En fin de compte, je donnais au système ce qu’il attendait de moi. Cependant, j’avais fini par comprendre une chose comme ces jeunes lycéens piégés : c’était qu’une tâche ne méritait pas que j’y accorde du temps si elle n’était pas authentique ni signifiante pour moi! Elle ne m’apprenait rien sinon à trouver un moyen pour survivre et pour fonctionner selon les exigences du système. Ce qu’ont prouvé ces jeunes en allant chercher des réponses toutes faites et en ayant aucune autre ressource pour les vérifier, c’est la vacuité de la tâche qui était exigée d’eux voire la non-pertinence de ce type d’évaluation pour démontrer leurs compétences en lecture. Sur 65 élèves, 51 sont tombés dans le panneau. Parfait! Alors qu’en déduire? 51 tricheurs? 51 paresseux? 51 idiots? ou 51 qui ont choisi de donner une réponse au prof, peu importe la réponse? Après tout, c’est ça qu’on attendait d’eux, une réponse, c’est à ça qu’on les avait formés : répondre. Pas penser, pas discriminer, pas créer, pas questionner…
Dans le PFEQ, on peut lire, page 4 du chapitre 5, et il n’est pas question de survie dans ce cas-là, mais bien de développement de compétences dans le cadre de véritables contextes d’apprentissage : «l’élève doit pouvoir bénéficier du soutien de l’enseignant, de ses pairs et d’autres personnes ressources (bibliothécaire, orthopédagogue, conseiller d’orientation, parents, etc.). Ces conditions sont essentielles pour qu’il parvienne à exercer ses compétences en français avec de plus en plus d’assurance et d’autonomie.» Comment ce facétieux CQPW a-t-il soutenu ses élèves dans l’apprentissage du choix des ressources et dans le développement de leur autonomie?
Je reviens à l’anecdote de mon prof de khâgne. Ne s’expliquant pas mes progrès soudains en traduction latine et surtout des passages qui posaient problème à l’ensemble de la classe, il a décidé un jour de ne pas me rendre ma copie. Dans mes souvenirs, le dialogue qui suivit ressemble à cela :
Moi : Monsieur, vous ne m’avez pas rendu ma copie. Je peux savoir pourquoi?
Lui : VOTRE COPIE! Vous osez me la réclamer?! Vous osez appeler VOTRE COPIE, ce plagiat éhonté! (Persiflant) Je ne sais pas comment vous avez fait pour trouver la traduction… J’avais fait sortir toutes les traductions des bibliothèques…
Moi : Vous vous trompez, Monsieur, j’ai pas recopié une traduction de bibliothèque, c’est juste quelqu’un qui traduit pour moi, un ami… pour m’aider, me sauver du temps parce que j’en ai pas assez pour tout faire, parce que sinon je sais pas quand je vais dormir, moi…
Il ne cessait de repéter : «Je sais pas comment vous avez fait pour… » et moi je répétais : «C’est pas moi qui traduis… » Il a donc mis un certain temps à entendre ce que je lui disais, et puis, tout à coup, il m’a entendue et là, ce fut terrible. Il a bégayé : «Quoi! Quoi! Et vous osez me dire ça! Comme ça!» L’air lui manquant, il est devenu écarlate. Puis pointant la porte du doigt, il a hurlé : «Je ne veux plus JAMAIS vous voir dans MON cours!»
Je l’ai écouté. Je n’y suis jamais retournée. Au concours d’Ulm-Sèvres, j’ai reçu un flamboyant 4/20 en traduction latine 😉
Ce matin, j’ai lu les commentaires postés sur le forum de CQPW et surtout les réponses que lui-même a adressées aux personnes qui ont pris la peine de réagir à son billet. Je suis très inquiète. Vraiment.
Je donne un exemple pour qu’on comprenne mieux mon inquiétude :«3/4 des élèves préfèrent ne pas penser par eux-mêmes et tricher : il faut s’y adapter. C’est entendu, je vais tricher et faire tricher mes élèves.» ou encore en parlant d’un travail d’interprétation dans le cadre du commentaire composé : «Vous faites le même contresens que beaucoup d’autres : la compréhension et l’interprétation d’un texte se fait sans document. […] Le commentaire composé ne relève pas de la science ou même de l’apprentissage. Vous semblez ignorer totalement en quoi consiste cet exercice.»
Alors c’est quoi le but du jeu dans tout ça? À quoi ça sert un commentaire composé si ça ne relève pas de l’apprentissage? Est-ce une situation authentique, signifiante pour l’élève? Qu’apprend-il à faire dans cet exercice? Ne devrait-on pas remettre en question ce genre d’exercices? Quand je dois comprendre un texte et l’interpréter, quel mal y a-t-il à recourir à toutes les ressources disponibles pour mieux comprendre et mieux interpréter? Est-ce par ce genre d’exercices qu’on devient un meilleur lecteur? Est-ce ainsi qu’on apprend à aimer lire et cela, pour la vie?
En guise de conclusion, je rappellerai simplement certaines pages du programme de français. Elles me semblent tout à fait appropriées dans le contexte actuel.
L’enseignant amène les élèves :
– à comparer, avec une certaine autonomie, leurs façons de faire dans différentes situations
– à comparer leur démarche avec celle d’autres élèves : façon de résoudre des difficultés, utilisation des repères culturels pour interpréter les textes, prise de notes, persévérance dans la lecture de certains documents, etc. (p.27, chapitre 5)
Dans les stratégies de compréhension et d’interprétation en lecture, l’élève apprend à :
Tirer profit de ressources externes
– en cherchant des renseignements spécifiques ou complémentaires dans des ouvrages de référence ou à l’aide d’outils diversifiés
– en tirant profit des différentes catégories de renseignements présentes dans un dictionnaire
– en sollicitant l’avis d’autres lecteurs ou de personnes-ressources (p.51, chapitre 5)
Enfin, dans l’annexe qui concerne les quatre dimensions de la lecture:
«De la lecture fusionnelle à la lecture distanciée, de l’affirmation de préférences à la structuration de connaissances, l’apprentissage et la réflexion qui lui est associée doivent favoriser le développement des élèves-lecteurs dans leur intégralité, c’est-à-dire leur permettre d’accéder aux textes par le chemin de la curiosité, de la sensibilité, du besoin de structurer leur identité comme par celui de la connaissance et de la culture.» (p. 128)
Morale de l’histoire
Chaque jour, bien qu’ayant été formée sans lui, je profite du numérique parce qu’il me permet de mettre à l’épreuve mon jugement critique, parce qu’il m’ouvre sur d’autres univers, parce qu’il me permet de confronter les points de vue, parce qu’il me rend plus cultivée, plus informée, (allez, j’ose le mot!) plus intelligente. Chaque jour, les nouvelles technologies et le web me nourrissent en m’offrant l’opportunité de créer des situations d’apprentissage qui motivent les élèves, qui les rendent actifs dans la construction de leur savoir, qui rejoignent leurs goûts et leurs intérêts, qui mettent à profit leurs talents, qui changent leur rapport à l’école en leur donnant envie de venir en classe et qui font d’eux des hommes et des femmes avides d’apprendre. Et ça, voyez-vous, Monsieur CQPW, c’est vraiment le bonheur!
Excellent billet Nathalie ! C’est défoulant rien que de le lire. Cela résume aussi mon opinion sur cette affaire -quoique « résume » n’est peut-être pas le mot adéquat 😉
Cette histoire m’a poussée à me demander : mais quelle peut bien être la conception qu’un enseignant de ce type se fait de l’enseignement ? des élèves ? du contrat qui les lie ?
J’ai trouvé un début de réponse ici, dans une thèse intitulée « Conceptions initiales de futurs enseignants au primaire et au secondaire à l’égard de l’enseignement »(aix1.uottawa.ca/~cmontgom/pdf/thesis2.pdf)
A lire pour commencer à comprendre, et faire évoluer les choses.
Vous pouvez aussi lire L’Emile de Rousseau, un très mauvais pédagogue. 😉