à J. W. K.
« Notre base n’est pas fixe; (…) Je vois un passé en ruines et un avenir en germe, l’un est trop vieux, l’autre est trop jeune, tout est brouillé. Mais c’est ne pas comprendre le crépuscule. »
Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, Damas, 4 septembre 1850
« Si tu veux voir l’infini, ferme les yeux. »
Milan Kundera, Le Voyeur absolu, 1992
« L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. »
Jacques Lacan, Séminaire XII, 1964.
C’est pour toi.
Un morceau de lave, ramassé dans la dernière colère du volcan, symbole du sentiment qui brûle tout en ce pays de contraste et de passion comme le feu qui a détruit mon coeur.
Je t’en veux.
J’ai le goût de taper dans un sac de sable jusqu’à ce que mes jointures éclatent, qu’elles me fassent si mal que j’en crie de douleur pour ne plus sentir celle qui est là, tapie dans ma poitrine, qui brûle et qui ravage.
J’aurais le goût que tout s’arrête enfin car rien ne change. Rien, malgré le ciel bleu, la douceur du printemps qui s’installe et les mantras positifs.
Je suis prise de vertiges. Pourtant, je suis couchée. Sentiment de panique si intense que je n’ose plus bouger. Le temps s’étire… Mon corps a la raideur d’un gisant. Dans ma tête, c’est le chahut : les questions fusent sans répit, cherchant des réponses, en vain. Elles s’agitent, se bousculent.
Pourquoi t’es pas parti, toi? Pourquoi tu voulais rester, dis-moi! Pourquoi tu t’en vas pas? Pourquoi t’as tout accepté? Pourquoi t’as jamais dit non, jamais dit ça suffit, jamais dit stop! Pourquoi tu m’as laissé sombrer? Chaque jour, plus profond. Chaque jour, un peu plus. Pourquoi t’as rien fait pour empêcher ça? Pourquoi tu mens encore? Pourquoi t’as été lâche à ce point? Pourquoi tu continues de l’être?
En Sicile, les collines sont vertes et luxuriantes, embaument le parfum des citrons, des lauriers roses, bougainvilliers et magnolias blancs. Surprenant pour une île qui ne connaît que vingt-deux jours de pluie par an, cette eau rationnée quotidiennement et si rare que, comme elle leur est envoyée du ciel, les Siciliens l’ont surnommée l’eau bénite.
Revenir à moi. Retourner au jardin. Trouver mon fauteuil, le vieux fauteuil Adirondack rouge, près de l’étang et du parterre de vivaces. M’y asseoir. Fermer les yeux. Respirer.
Le parfum de la menthe emplit tout à coup mes narines. Je me sens vivifiée, stimulée par cette odeur puissante qui s’épanouit dans l’air environnant.
Mon souffle s’étire, s’amplifie. Il crée de l’espace. Le calme s’installe.
Mon attention se porte sur le léger clapotis de l’eau, sur le vert profond des feuilles, sur la fraîcheur de l’air et les frissons qu’il procure sur ma peau. La respiration crée un mouvement dans mon corps; une nouvelle énergie circule. C’est doux et chaud. Mes muscles se détendent. À l’intérieur de moi, ça pétille même. Je souris.
J’ouvre les yeux. Tu es devant moi mais ton visage est flou comme dans un tableau impressionniste. Alors je m’amuse à explorer les frontières entre le visible et l’invisible : ce n’est plus le combat de l’ombre et de la lumière, mais l’encerclement des deux par l’indiscernable. Plus j’essaie de te voir, plus tu deviens vaporeux, intangible, imprécis, approximatif comme toutes les pensées qui me relient à toi deviennent légères, en attente de leur propre disparition. Les marges s’effrangent, les territoires deviennent évanescents. J’accepte la complexité et l’inachèvement. C’est l’heure entre chien et loup, le crépusculaire dont on ne sait jamais, même en l’éprouvant, s’il faut l’interpréter comme la fin d’un jour ou l’annonce d’une aurore.
Les effluves de menthe saturent l’air maintenant. La nuit est tombée, mes yeux ne distinguent plus rien : il est temps de rentrer.