Le soleil plombe. Il est 15 heures. Un petit village du Lubéron, perdu dans les collines, avec un style du vieux temps : des maisons de pierre, quelques vignes qui grimpent sur les murs, les ruelles, étroites, pavées où le talon accroche, les volets bleus, fermés pour garder la fraîcheur à l’intérieur, le silence, aussi pesant que la chaleur, que dérange parfois le cricri des grillons. Un vrai décor de film : je m’attends à voir surgir Lancelot ou Roland au coin du presbytère.
Je profite de cet instant de pur bonheur : je ferme les yeux. Quand je les rouvre, elle est là, avec un monsieur au volant, aussi vieux et délabré qu’elle. Merde alors! Une dodoche! La même que quand j’étais petite! Toute délavée… Avec le toit en toile noire et les vitres qui se relèvent d’une drôle de façon. Avec cette allure espiègle et surprenante, du genre pas impressionnée pantoute par les grosses cylindrées.
Tout à coup, à cause de la dodoche, ou de la chaleur, ou des cricris incessants et étourdissants des grillons, ou peut-être des trois, ma tête tourne, mon cœur s’accélère, les souvenirs s’emparent de moi…
J’ai six ans. Brigitte est venue me chercher pour partir au ski. Je vais faire la route avec elle jusqu’à Peisey-Nancroix, un petit village de Savoie, dans le Massif du Beaufortin. Ça nous prendra bien quelques heures parce que la dodoche de Brigitte, elle a beau être toute neuve, c’est pas une formule un! Mais moi, je l’adore, cette voiture. Y a pas mieux. D’abord, on est assis haut dedans. Alors, quand on est petit, on voit le paysage en roulant : on se contente pas de la cime des arbres ou des panneaux de signalisation routière. Ensuite, ce que j’aime le plus, c’est le toit. Absolument génial! Quand on est lancé sur l’autoroute, le vent pogne dedans, pis là ça fait une musique, une sorte de mélodie étrange, envoûtante… Wow… Terrible… Aujourd’hui, difficile de dire à quoi elle ressemble, pourtant je sens que cette mélodie est imprimée en moi comme une trace indélébile et fugace en même temps, énigmatique… Savoir qu’elle est là, cachée dans un coin de ma mémoire, me réconforte.
L’autre avantage géant de ce bolide à quatre roues, c’est qu’il n’y a pas de radio. Dans cette voiture, la sobriété des équipements rivalise avec le néant. Et c’est ça qui est génial : le néant, justement. Parce qu’il laisse toute la place aux trucs vraiment importants : les rires, les échanges, les silences aussi… Bref, cette voiture, c’est un concentré de vie, de bonheur et de joies.
Alors, rencontrer cette dodoche, là, sur cette petite place de Provence, par hasard ou peut-être pas, c’est comme un coup de la providence. Elle frappe fort, la maudite. Je ne m’y attendais pas.
Fallait que j’immortalise la fulgurance de ce choc : je l’ai prise en photo.
Avant de la quitter, je me suis arrêtée pour la saluer. Je lui ai fait comme un clin d’œil. Le vieux monsieur qui était au volant m’en a fait un aussi. Peut-être que c’était un adon, peut-être qu’il clignait de l’œil simplement parce que le soleil tapait sur le pare-brise. Mais moi, je suis sûre que non, que c’était une réponse, son clin d’œil. Que le monsieur, c’était un ange du bon Dieu, venu me dire que la vie, c’est une dodoche : que ça brasse, que le vent pogne dedans, que les fenêtres claquent, que ça va pas forcément vite mais, quand on y est installé, on roule, on chante, on se regarde, on se parle, on s’écoute, on partage, on s’aime.
Je ne sais pas si des images de votre enfance, parfois, surgissent de nulle part et vous font reconnecter avec l’essentiel. Je vous souhaite de tout cœur de laisser un petit coin à quelque part pour ces petits bouts de paradis : y a sûrement une dodoche qui vous attend vous aussi au détour d’un chemin. Laissez-la vous rappeler que la vie est belle, pincez-vous, faites un vœu et dites : «Dodoche verte sans retouche». Votre souhait sera exaucé.