Vers le soleil

28 avril 2011

à Vincent,

Il était une fois, dans un pays inconnu et très lointain, un champ de tournesols qui n’était pas comme les autres. À première vue, certes, même un expert en champ de tournesols se serait fourvoyé et l’aurait classé dans la catégorie CTPC, ce qui signifie dans le jargon des experts «Champ de tournesols de première catégorie». Cependant, si son analyse avait été plus fine et s’il avait su entendre la nature, il aurait perçu une plainte subtile, mélopée étrange qui disait tout son mal de vivre, là au coin droit du champ, proche du vieux cyprès et du petit ruisseau.

 

Qui pleurait sous le soleil provençal? Et surtout, pourquoi ces pleurs?

 

Eh bien ! Laissez-moi satisfaire votre curiosité et vous parler de celui qui aurait voulu être un soleil, mais qui n’était qu’un tournesol.

 

Toute la journée, le tournesol, depuis les premiers rayons du soleil sur l’horizon à l’aurore et jusqu’à ses derniers au crépuscule, suivait la course de l’astre, son idole. Il aurait aimé être comme lui : l’unique, celui que tout le monde attend, que tout le monde célèbre, celui qui réchauffe et qui donne bonne mine, celui qui aveugle et qui étale majestueusement sa puissance dans le ciel comme un monarque sur la terre.

 

Il se lamentait sur son sort qui n’avait fait de lui qu’une pâle réplique du dieu. Il geignait; et dans son langage de méridional, cela ressemblait à ceci : « Peuchère, je ne comprends pas! Pourquoi lui et pas moi ? C’est injuste… »

 

Et il recommençait à pleurer!

 

Les autres tournesols avaient essayé de lui remonter le moral; ils l’avaient consolé, mais désormais ils étaient fatigués de ce pleurnichard qui leur cassait les oreilles. Ses plus proches voisins, tannés de l’entendre, s’étaient résolus à commander une paire de bouchons aux abeilles qui venaient les butiner et, munis de leur cire protectrice, ils pouvaient à loisir, et surtout en paix, se faire dorer la pilule toute la sainte journée sans se soucier des jérémiades de leur comparse.

 

 

Un jour, pourtant, peut-être à cause de ses cris plus forts qu’à l’habitude, le tournesol alerta un voyageur qui passait par là. C’était une fourmi et, comme chacun sait, les fourmis sont des traductrices hors pair, douées pour les langues et les affaires.

 

Chico – c’était le nom de notre fourmi – s’approcha du tournesol et l’apostropha : « Dis donc l’ami, pourquoi pleures-tu ? Es-tu blessé ? As-tu besoin d’aide ? »

 

 

La fourmi n’est pas prêteuse – la cigale l’apprit à ses dépens – mais elle sait donner un coup de main à l’occasion. Le tournesol, surpris que quelqu’un lui adresse la parole, se tut. Ce silence soudain provoqua un léger émoi chez les corolles dorées… Le tournesol tourna ses pétales à gauche, puis à droite.

 

Rien.

 

Il pensa alors à cet instant que c’était son dieu qui daignait enfin l’interpeller…

 

Mais la voix reprit : « Eh, l’ami, je suis là. En bas ! ».

 

Alors le tournesol s’inclina et découvrit au pied de sa tige la minuscule créature : « Ah, c’est toi… », fit-il d’un air déçu.

 

La fourmi, qui avait un certain penchant pour la vantardise, répliqua : « Comment ça ? C’est moi ! Tu te fiches de ma figure, j’espère ! Sais-tu à qui tu parles ? Je suis Chico, la fourmi de Marseille! Et tu as intérêt à t’excuser tout de suite ou… tu vas regretter amèrement tes paroles! »

 

Mais au lieu de provoquer des excuses, les paroles de Chico déclenchèrent un nouveau déluge de plaintes et, devant ce torrent de larmes, la fourmi resta coite. Et ça, je vous jure, parole de conteuse, que faire taire un Marseillais est tout un exploit.

 

La fourmi se fit alors caressante : « Bon, je me suis emportée… Excuse-moi… On oublie ça, d’accord ? Dis-moi plutôt pourquoi tu pleures, peut-être pourrais-je t’aider? »

 

 

Le tournesol expliqua : ce fut long et difficile, car à chaque phrase succédait un sanglot et, finalement, la fourmi comprit que le tournesol rêvait d’être le soleil.

 

Chico était très embêtée, mais l’ingéniosité ne lui faisait pas défaut. Une idée lumineuse lui vint tout à coup : elle devait convaincre le tournesol qu’il était bien mieux d’être tournesol que soleil.

 

Comme le plaidoyer promettait d’être long, Chico s’installa confortablement à l’ombre de la plante aux reflets d’or , se racla la gorge et elle commença : « Vois-tu, je crois que tu n’es pas tant à plaindre. J’ai beaucoup voyagé, crois-moi, et j’ai rencontré des gens bien plus malheureux que toi. Toi, tu as la chance d’être entouré de ta famille; tu as des amis autour de toi avec qui tu peux partager tes peines et tes joies. Regarde-le, lui là-haut, tout seul : personne à qui parler, à qui faire la cour, avec qui jaser de tout de rien, de la pluie et du beau temps. Tu parles d’une vie. Ah ! C’est sûr, il a la paix! La sainte paix même! Mais comme il doit être triste de tout contempler sans pouvoir partager, de tout illuminer sans pouvoir se réjouir avec ceux qu’on aime. Je pense que si le soleil pouvait échanger ta place avec la sienne, il le ferait. »

 

Le tournesol n’avait jamais envisagé son problème sous ce jour, et ses pleurs s’étaient calmés.

 

« En plus, ton soleil n’est pas si puissant que ça. Un nuage peut le cacher; la Lune parfois s’amuse à lui voler la vedette et, s’il pleut, il n’est même plus capable de pointer son nez. J’ajouterais même qu’il a l’air bienfaisant parce qu’il chauffe et permet aux légumes de pousser.  Mais s’il décide de ne plus quitter le ciel, c’est la canicule et la récolte est fichue ! Alors celui que tu adores tant, parfois les hommes le maudissent.»

 

Le tournesol écoutait avec une attention accrue le discours de la fourmi et trouvait que ça faisait pas mal de bon sens.

 

«Faut-il encore pour te convaincre que je te dise que toi, tu réjouis le regard du promeneur quand il te voit, soleil parmi tant de soleils, éclairer son paysage… Que s’il te cueille, tu embelliras sa demeure. Que ta corolle jaune ressemble à un sourire éternel. Que ta place est ici avec les tiens parce que c’est là que ton destin doit s’accomplir. Qu’il est bon d’avoir des rêves, mais qu’ils ne doivent pas t’empêcher de vivre. Que tu es beau parce que tu existes tout simplement et que tu n’as pas besoin d’être un autre pour qu’on t’aime! »

 

Chico, dans ce dernier élan d’exaltation oratoire, s’était levée. Elle resta un instant le bras levé comme Cicéron à la fin d’un discours enflammé devant la plèbe. Ce fut un tonnerre d’applaudissements qui jaillit du champ : les tournesols s’étaient tous reconnus dans cette description, et même le tournesol pleureur criait à tue-tête. Les larmes qui coulaient sur ses pétales n’étaient plus de désolation et de découragement, mais de bonheur et de joie de vivre.

 

 

La soirée qui suivit fut chaude : les tournesols voulaient fêter le sauveur qui leur avait redonné confiance en eux, qui leur avait montré leur beauté et leur importance.

 

Quand la fête fut finie, le tournesol se tourna vers la fourmi, qui déjà reprenait son baluchon pour explorer d’autres contrées, et lui dit d’une voix émue : « Je te remercie pour ta tendresse et ton amour. Sans toi, je n’aurais jamais su que je peux moi aussi apporter du bonheur dans ce monde.»

 

 

La fourmi sourit et lui murmura doucement : « Eh! Petit tournesol, n’oublie pas : nous avons tous le même soleil. Chacun y trouvera sa place et s’y sentira heureux, car chacun peut être un soleil pour le cœur de l’autre. »

 

Merci  à Lauréanne Quenneville pour ses illustrations

Lié à: le lac bénit.

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Ni toi sans moi, ni moi sans toi

18 avril 2011

Je suis suspendue entre ciel et terre. En état d’apesanteur, je revisite les dernières semaines, depuis que tu m’as écrit, depuis que je t’ai répondu et depuis que nous nous sommes retrouvés.

Ton fantôme revient toujours après le silence. Sortilège? Suis-je responsable de l’éternel recommencement? Ai-je moi-même créé l’union indélébile de nos destins en t’offrant l’anneau d’argent?

Les nuages dessinent d’étranges arabesques : il y a comme une tranchée qui se perd sur l’horizon, menant Dieu sait où. J’aimerais savoir si le chemin entre les nuages dont on ne voit pas la fin, c’est le mien, c’est le tien, c’est le nôtre. Savoir s’il mène nulle part ou s’il mène ailleurs.

Un mot martèle mon esprit embrumé par la fatigue de la nuit passée avec toi : cohérence, cohérence, cohérence. Pourtant, je n’ai pas l’impression de perdre pied ni d’errer sans boussole. Jamais je ne me suis sentie aussi libre et sereine. Alors pourquoi ce besoin malgré tout de vouloir comprendre et donner un sens à mes choix?

J’ai rêvé cette nuit que la vie s’installait en moi, une petite fille : Niska. Nous avions décidé de ne jamais la connaître.

L’hôpital, une salle éclairée de néons bleutés, il fait froid. Je suis allongée. Dans quelques instants, une machine va nous enlever Niska. Tout à coup, je ne veux pas. Je ne veux plus. Une boule monte dans ma gorge. Ça n’a pas de bon sens! Je suis folle. Tu vas m’haïr… Des larmes m’empêchent de voir les gens qui s’affairent autour de moi. Tu caresses ma main. Tu vas m’haïr… Je tourne mon visage vers toi. Tu dois savoir, mais tu vas m’haïr… Tes yeux s’assombrissent. Je serre ta main et ma tête s’agite sur l’oreiller : non, non, non… NON! J’ai crié, fort, très fort, si fort que tout le monde fige sauf nos regards qui se choquent, qui s’enlacent, qui se tordent… Toi qui comprends tout à coup, toi qui paniques, toi qui veux fuir, et mes doigts qui s’accrochent à ta paume pour t’empêcher de partir, et mes yeux qui s’amarrent à tes yeux pour te retenir. Tes lèvres prononcent des mots que je n’entends pas. Tu dois m’haïr…

Mon corps se blinde, il devient armure, mes cuisses une forteresse impénétrable. On ne me prendra pas notre fille! Je la garde. Elle vivra. Je murmure son nom comme une incantation : «Niska, Niska, Niska» jusqu’à ce que la mélodie de ces deux syllabes me calme et que je t’entende enfin : «Ma belle, ma douce, qu’est-ce que tu fais là? On était d’accord, non? Juste nous deux, libres, amants, sans attaches, pour toujours… Ma louve, ma lionne, ma maîtresse, ma fugueuse, mon inséparable, mon unique parce que ma différence. Je t’en prie, ne deviens pas l’une d’entre les autres. Tu sais que tu vas me perdre… Pourquoi tu gâches tout?» Et tu répètes comme si tu n’y croyais pas, comme si c’était un mauvais rêve : «Pourquoi tu gâches tout, Préciosa? Pourquoi tu ne m’aimes pas assez pour n’aimer que moi? » Et des larmes, soudain. Tes yeux remplis de larmes en prononçant ces derniers mots… Des larmes! Les premières depuis que je te connais, des larmes qui me disent à quel point tu as peur, à quel point tu as peur de me perdre, à quel point tu as peur que l’enfant change tout entre nous parce que c’est la seule chose que t’a appris le passé, l’énigme apeurante que tu n’as jamais voulu résoudre, fuyant en te réfugiant dans d’autres bras à chaque fois…

Je ne pleure plus. Je te regarde, tendrement. Tu ne me perdras pas. Jamais. Ainsi en est-il de nous; ni toi sans moi, ni moi sans toi : le lai du chèvrefeuille

Je vais me lever et quitter cette pièce aseptisée où nous voulions sacrifier notre passion. Je vais me lever, ouvrir la porte, marcher dans le long corridor et sortir dans le soleil d’avril. Je vais me sauver. Je vais la sauver. Je vais nous sauver.

Dans le silence immobile, tout s’est arrêté. Nous sommes face à face. Je te souris. Je colle mon corps contre le tien. Nos lèvres se trouvent une dernière fois. J’y goûte le sel de tes larmes. Je te murmure dans un souffle : «Comprends que nous ne mourrons jamais. Désormais, il y a Niska. Je pars avec elle sinon je meurs. Alors chasse-moi, poursuis-moi, traque-moi. Ne me laisse aucun répit, jamais, nulle part. Ni toi sans moi, ni moi sans toi.»

Vol AA921, Montréal-Miami, 14h28, le 1er avril 2011

Lié à: le roc d'enfer.

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L’invitation au voyage

17 avril 2011

Au terme de l’aventure collective du roman sans E, je prends quelques minutes pour faire le bilan de cette expérience de création, de collaboration et de plaisir. Vous pardonnerez le coq-à-l’âne de mes propos, ma pensée ne sera pas forcément très organisée… mais le temps me manque pour faire mieux.

Avant tout, je tiens à remercier Monique Le Pailleur (alias @Aurise sur Twitter) d’avoir eu cette idée, il y a six semaines et de m’avoir lancé cette invitation au voyage, voyage qui m’a plongée dans l’imaginaire des uns et des autres, voyage qui m’a fait vivre toutes sortes d’émotions, voyage qui m’a fait découvrir du pays et des cultures, voyage durant lequel j’ai beaucoup appris, et pas seulement sur le plan cognitif, mais aussi personnellement sur le plan humain. Je tiens aussi à remercier André Roux pour le choix des illustrations dans la publication numérique du roman. Enfin, je remercie chaleureusement toutes les personnes qui ont mis leur grain de sel dans Tourbillon puisque c’est le titre que porte désormais le récit publié sous le croisillon #romansansE sur Twitter :

@Aurise @AndreRoux @machinaecrire @georgesgermain

@nanopoesie @nathcouz @marteaudeux @marcottea @ JeanDore

@LiseLePailleur @Forgasm @dawoud68 @gtouze @sstasse

@jmlebaut @AlexRiopel @GilbertOlivier @julienllanas @AndreeCaroline

@JF_Giguere @gleblanc007 @kiwibruissant

@Lectrices_City @LesMetiers_net

Dans cette expérience où l’interaction entrait en jeu, même virtuelle dans ce cas-ci puisque certains co-auteurs du roman étaient pour moi des inconnus (je veux dire par là que je ne les ai jamais rencontrés pour vrai et que je ne connais d’eux que les quelques mots qui les présentent sur leur profil Twitter), j’ai été sensible à certains points qui relèvent de plusieurs ordres.

Le premier a modifié mon regard sur la création littéraire : la participation à l’écriture du roman m’a permis d’observer ce qui se passait dans le processus de création à plusieurs et j’en tire quelques observations sur le principe de négociation.

Une négociation sur la logique du récit

Il va de soi qu’en participant à l’écriture de ce roman, je m’étais fait un scénario dans ma tête de ce que pourrait être ou devenir l’histoire. J’ai eu la chance de pouvoir ouvrir le chapitre 2. J’avais alors imaginé un déroulement possible du récit à cet instant où je publiais le tweet qui initiait ce chapitre. J’avais prévu des péripéties même si tout cela n’était encore qu’embryonnaire et flou dans mon esprit. Je désirais que le récit aille là où MOI, je voulais le mener. Mais je n’étais pas seule dans cette aventure, et mes ambitions tyranniques ont été calmées bien vite. L’auteure, ce n’était pas MOI, c’était NOUS, c’était moi et les autres ou les autres et moi! Dilemme existentialiste… Bienvenue dans le monde de Huis Clos, car il fallait compter avec ces autres dont la personnalité, le style, le bagage culturel, etc. différaient des miens et avec lesquels je devais composer, auxquels il fallait que je me plie parfois, ne comprenant pas pourquoi  ils orientaient le récit dans telle ou telle direction, maugréant contre certains que j’accusais – à tort – de ne pas comprendre la personnalité d’un personnage ou d’insérer des péripéties saugrenues qui cassaient MON idée du récit. J’ai donc appris à lâcher prise. Une image s’impose à mon esprit tout à coup et je pense qu’elle traduit bien ce que j’essaie de verbaliser : il s’agit du roseau. Je me sentais comme un roseau, de plus en plus flexible au fur et à mesure que l’histoire progressait.

Je cherchais à utiliser les propositions des autres pour stimuler mon imaginaire et non plus plaquer ce que j’avais imaginé sans le concours d’aucun. Cela m’obligeait à aller plus loin, là où je ne serais jamais allée sans celles et ceux qui contribuaient à édifier le récit. J’apprenais ainsi à mettre ma créativité au service de l’histoire et non pas au service de mon égo. Quelle belle expérience d’humilité et surtout quelle richesse que ce partage et cette collaboration qui étaient d’autant plus difficiles à gérer que l’interaction ne se produisait que via les tweets, sans contact entre les personnes, donc sans possibilité de discuter entre nous de là où le récit pouvait aller ou… ne pas aller! Même si cela peut être considéré comme un inconvénient à cet égard, il reste que l’absence de communication et d’entente entre les co-auteurs a aussi créé des effets de suspense, d’attente et de surprise très appréciés.

Une négociation sur la matière du récit

Un roman, ce n’est pas que des mots qui s’alignent sur une page. Pour que les mots vivent, ils doivent s’incarner. Des personnages prennent donc vie et font que l’histoire prend tout son sens. Ce qui m’a fascinée dans l’écriture du roman, c’est la difficulté de mettre de la chair autour de ces personnages créés par les différents participants d’une part à cause de la contrainte de l’absence de la lettre E : il était très difficile, notamment, de qualifier le personnage féminin en raison de la règle d’accord en français. Cela obligeait à explorer d’autres avenues pour travailler la caractérisation, qui souvent malheureusement achoppaient ou étaient insatisfaisantes à mon goût.  D’autre part, la difficulté de caractériser les personnages était renforcée par le principe de co-écriture : j’ai une image très précise dans ma tête de qui sont Yorik, David, Lora, Nicolas et Arnaud. mais qui étaient-ils dans l’imaginaire des autres ? Comment concilier et faire coïncider ma vision et la leur? Comment créer aussi la cohérence des personnages quand aucune négociation sur ce qu’ils sont n’est possible autrement que par le truchement des gazouillis que chacun ajoute dans le roman? Fallait-il arriver à une certaine entente pour assurer la pérénnité des personnages ? Comment y parvenir? Tout en écrivant et en insérant ma vision des choses  et des personnages dans chacun de mes tweets, je me questionnais sur ce qu’ils allaient produire comme effet chez les autres auteurs : comment recevraient-ils mes idées et comment les exploiteraient-ils? Feraient-elles écho dans leur imaginaire ou sombreraient-elles dans un abîme?

Jeu et plaisirs de l’écriture

Outre les processus de création, je me suis laissée prendre au jeu et au plaisir que m’a procuré l’écriture du roman. J’aimais le matin voir où en était rendu le récit, quels éléments avaient été ajoutés par ceux qui, de l’autre côté de l’Atlantique ou durant leurs insomnies, écrivaient pendant mon sommeil. Parfois, une idée surgissait à la lecture des rebondissements apportés dans l’histoire et j’avais hâte de pouvoir insérer cette idée. Je me dépêchais alors de traquer et éliminer les E interdits pour vite publier à la suite de ce que j’avais lu et ce qui m’avait inspirée. Les quelques E que j’ai laissé passer sont d’ailleurs le résultat de cette hâte où j’ai négligé la relecture…

J’ai aussi vécu un autre plaisir, celui du partage autour des mots, de la langue, bien entendu avec tous les co-auteurs du récit, mais l’expérience qui fut pour moi la plus riche, ce fut quand mon fils de 7 ans, me voyant le regard perdu à la recherche de mots sans E pour continuer le récit, et lisant au-dessus de mon épaule le tweet que j’étais en train de rédiger, m’interrogea: «Qu’est-ce que tu fais, maman?

– Je cherche des mots dans lesquels il n’y a pas de E.

– … Pourquoi tu fais ça?

– Avec des gens sur Twitter, on écrit un roman et on n’a pas le droit d’écrire des mots qui ont des E.

Mon fils lit la phrase que j’étais en train d’écrire (il s’agirait de la dernière phrase du chapitre 5) : «Un garçon qui aurait pour nom..» et il poursuit : «Arnaud! Tu n’as qu’à l’appeler Arnaud, il n’y a pas de E dans Arnaud!» Sourire de satisfaction du fils et… de la mère 😉

Je le félicite et j’inscris sa proposition dans la suite du gazouillis. Et puis, parce que j’ai vu l’étincelle de fierté qu’il y avait dans ses yeux à m’avoir aidée à écrire, je lui ai demandé de continuer : «Comment il est Arnaud? À quoi il ressemble?»

– Rigolo! rétorque-t-il du tac au tac. Et, en plus y a pas de E!

– Yeah! Super. On ajoute rigolo.»

Et là je me suis dit que le bonheur existait vraiment! Mon fils a plongé dans son imaginaire et, dans le grand bassin où nageaient tous les mots qu’il connaît et utilise, il est parti à la pêche pour en trouver qui n’avaient pas de E et qui lui permettraient de faire le portrait de ce bébé qui était né dans le récit. Ça lui a pris deux secondes pour rectifier une proposition quand il s’est aperçu qu’il y avait là deux E. Il voulait que son Arnaud ait les cheveux blonds, alors avec une candeur superbe, il a conclu : «Non, pas cheveux, il y a des E, on va dire poils, poils blonds, ça marche!» Nouveau sourire de  la maman 🙂

Je lui ai donné ensuite un synonyme de bébé avec «poupon», ce qui lui a permis d’apprendre un nouveau mot et d’enrichir son vocabulaire. Et il a finalement proposé les adjectifs grand, coquin, gros et moi j’ai ajouté costaud en organisant les informations pour le résultat final suivant : «Un garçon qui aurait pour nom Arnaud, gros poupon aux poils blonds, grand, costaud, coquin, rigolo. » Bref,  j’étais aux anges…

Ce que j’ai trouvé de merveilleux dans cette complicité créée autour d’une phrase, d’un défi, d’un jeu, c’est qu’elle m’a permis de partager un de mes plaisirs favoris avec mon fils : écrire, jouer avec les mots, laisser libre cours à notre imagination, nous amuser, créer. Pour moi, ce fut magique et ça n’a pas de prix.

J’ai aussi pu constater la richesse de cet exercice sur le plan pédagogique. Si mon fils avait trouvé du plaisir à ce jeu, pourquoi ne pas l’imaginer se reproduire dans une salle de classe à plus grande échelle? Pourquoi ne pas penser exploiter l’outil en ciblant des apprentissages ciblés qui trouveraient tout leur sens et leur signifiance dans cet acte ludique et exigeant? Pourquoi ne pas repenser la classe de français comme un laboratoire de création qui engagerait, j’en suis persuadée, bien davantage les élèves dans leurs apprentissages?

En conclusion, dans Littérature, je trouve  «Lis tes ratures» et aussi «Lie tes ratures». Je pense que, durant ces six semaines qu’a duré l’aventure du roman sans E, nous avons souvent raturé, nous avons beaucoup lié, nous avons finalement créé avec ces ratures et ces liens un tourbillon, un mouvement qui, j’espère, en générera d’autres.

Lié à: la pointe de Tardevant.

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