Le bonheur est dans le pré…

13 février 2011

Il y a somme toute quelque prétention à vouloir écrire sur le bonheur, car bien d’autres s’y sont aventurés avant moi, cherchant une définition de ce qu’il serait, pour mieux comprendre et expliquer les comportements des hommes et aussi leur façon de concevoir leur rapport aux autres et à la vie. Ce n’est pas mon propos ni mon intention. Je désire simplement vous raconter une histoire.

Elle commence dans l’Antiquité, à Delphes plus précisément, là où on venait pour consulter l’oracle du temple d’Apollon, cette prophétesse inspirée par le dieu qui transmettait aux hommes des réponses à leurs questions.


7 merveilles grèce antique – 6) l’oracle de delphes
envoyé par yannaki. – Evadez-vous en vidéo.

Le message de la Pythie était souvent confus, incompréhensible pour le commun des mortels, très imagé, ce qui obligeait les deux prêtres qui l’assistaient à traduire ses paroles, à interpréter la réponse divine et à la mettre en forme, le plus souvent en vers d’ailleurs. Cependant, si on se détache de ces paraboles qui requéraient une imagination certaine et qui échafaudaient sur l’ambiguïté, une certitude s’impose, celle qui avait été écrite au fronton du temple et qui était bonne pour chacun venu interroger le destin et savoir si sa bonne heure était proche : «Connais-toi.» Je crois que la réponse à leurs questions était déjà là, dans cet aphorisme, et qu’il leur aurait suffi de comprendre ce que cela signifiait pour eux à cet instant plutôt que de consulter la Sybille et de suivre aveuglément ses propos incohérents au péril de leur véritable bonheur.

La suite de cette histoire se passe sur l’autoroute 20 entre Montréal et Québec. Je fais la route avec trois inconnus et l’un d’entre eux s’appelle Dean, un homme d’une quarantaine d’années, affublé d’une drôle de tuque, vous savez une de ces tuques pour enfants avec une tête d’animal et des oreilles, un truc d’ailleurs un peu ridicule pour un homme de son âge. L’original Dean garde sa «bibitte» sur la tête durant une grande partie du voyage bien qu’il fasse chaud dans l’auto. En quelques minutes et parce qu’il est extrêmement sociable, pour une fois où je trouve quelqu’un qui a plus de tchatche que moi, ça mérite une mention ;-), j’en apprends beaucoup sur mes compagnons de voyage et surtout sur cet énergumène cocasse et tendre qui nous parle de son amour pour Montréal qu’il habite depuis plus de vingt ans après avoir déserté la très triste et très platte Toronto, de ses deux chats Dagobert et Ashton, prénommés ainsi en hommage à la discothèque de la Grande Allée et à la célèbre chaine de restaurants où on trouve, selon Dean, la meilleure poutine, des Cowboys Fringants qui est son groupe de musique préféré et de sa passion qui est de courir les festivals à travers la Province avec sa tuque de bison. Bon, je sais que ça fait un peu beaucoup à absorber en si peu de lignes, mais imaginez moi en quelques heures, dans l’habitacle exigu d’une auto…! Je vous passe les commentaires sur la beauté des filles de Québec, les difficultés des anglophones à se faire accepter des francophones s’ils ne font pas l’effort de s’exprimer en français, les explications saugrenues des capacités intellectuelles de ses chats à qui il a appris entre autres des phrases dans dix langues, (preuves à l’appui sur Youtube, alors si c’est pas vrai, hein, je sais pas ce qu’il faudra pour vous convaincre!) et les choses absolument formidables qui peuvent vous arriver si vous vous laissez embarquer dans la folie du Carnaval, bref j’en passe des vertes et des pas mûres…

Véritable connaisseur des grands événements culturels québécois et fier défenseur de cette culture qu’il a adoptée (comme quoi tous les anglo ne sont pas des colons mal dégrossis), Dean se métamorphose en guide touristique : pas un coin du Québec ne lui est inconnu et il nous parle avec ferveur de Woodstock en Beauce, du festival d’été de Québec et du fun qu’il a pu vivre dans ces grands rassemblements. Mais le plus savoureux du voyage survient quand Dean se met à nous raconter l’histoire de sa tuque : on apprend alors que l’animal sur la tuque est un bison et c’est là que le fun pogne dans l’auto parce que jusque-là c’était drôle et sympathique, mais là ça devient complètement aux frontières du surnaturel…

Voilà donc dix ans que Dean a acheté sa tuque au Cohoes de Montréal et qu’il la porte au début simplement comme n’importe quel bonnet de base pour se garder la tête au chaud. Mais ce que ne sait pas Dean et ce qu’il va découvrir, c’est que sa tuque est magique : tout le monde tombe en amour avec elle et cet effet de pamoison général qu’elle provoque va l’animer de bonnes intentions envers ces pauvres humains que nous sommes. Elle se gorge de tout cet amour qu’elle suscite et la porter peut provoquer des événements heureux. Simple coïncidence ou véritable pouvoir? Personne ne le sait et Dean pas plus qu’un autre. Cependant, Dean l’emporte alors avec lui à chaque roadtrip qu’il fait à travers la Province hiver comme été et chaque personne qui croise son chemin et à qui il raconte la fabuleuse épopée de la tuque de bison, célébrités comme nonames, n’hésite pas à s’en couvrir le chef et être photographiée avec elle pour bénéficier de cette promesse de bonheur prochain. À ce jour, la tuque de bison s’est baladée à travers le monde sur plus de trois mille têtes, allant des Canadiens de Montréal en passant par Roger Hodgson, et même le très controversé maire de Québec, Régis Labeaume, mais pas Stephen Harper, quoique Dean admette que ça l’aiderait peut-être à mieux gouverner…

Alors, quel lien entre l’oracle de Delphes, Dean, la tuque de bison et mon propos sur le bonheur, me direz-vous? Quand on interroge Dean sur les réactions des gens autour de lui à propos de ce «tuquage», il dit que cela les fait sourire. Et c’est vrai, j’ai moi-même beaucoup souri pendant que Dean me racontait la fabuleuse histoire de la tuque de bison. C’est là qu’Émile Chartier, plus connu sous le nom d’Alain, entre en jeu. Il rapporte dans ses Propos sur le bonheur le contenu d’une petite annonce qui vantait les mérites d’un fluide vital que tous posséderaient, mais dont seul le professeur X connaitrait l’usage et qui permettrait de réussir dans la vie, d’agir sur l’esprit des autres, et de les disposer favorablement. Puis il commente cette petite annonce en soulignant l’intelligence de ce professeur ou de ce charlatan, selon la perspective qu’on choisit d’adopter, et conclut que la seule chose que fait cet homme, c’est de donner aux gens un peu de confiance, assez pour que «ses clients triomphent de ces petites difficultés dont on se fait des montagnes.» Il rajoute que, probablement, sans le savoir, il les forme «à l’attention, à la réflexion, à l’ordre, à la méthode […] car il s’agit toujours d’imaginer avec force quelqu’un ou quelque chose.» Ce faisant, les gens ne pensent plus à leurs échecs mais sont plutôt tournés vers le positif, vers ce qu’ils veulent. Pas étonnant dès lors que le succès cogne à leur porte… Ce que fait Dean n’est en soi pas si différent de ce que le professeur X faisait : il sème l’idée du bonheur. Il sème l’idée que la chance est possible pour celui qui veut bien y croire et que cette idée prenne la forme d’une tuque de bison… après tout, pourquoi pas? Alain dirait que la tuque de Dean, c’est cette petite chose dont dépend le bonheur aussi. Comme l’oracle de Delphes, mais sans artifices ni métaphores compliquées, Dean éclaire la quête commune à tous les hommes, cette tension vers le bonheur. Cependant, contrairement à la prophétie de Delphes, il nous incite à regarder non pas devant nous en essayant d’interpréter les signes du destin, mais plutôt à vivre le présent comme un état de plénitude, à le vivre pour de bon avec ses plaisirs et ses joies, là, maintenant, et même si c’est avoir l’air fou avec une tuque de bison sur la tête puisque, dans l’instant où ce moment se réalise, la seule chose qui compte et qui restera, c’est le sourire qui illumine notre visage.

Lié à: le plateau de Beauregard.

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